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Interview - Le Cardinal Piat : "Pour avancer, il faut construire des ponts"

Nous reproduisons ci-dessous une interview du Cardinal Piat parue dans l'hebdomadaire Week-End ce dimanche 27 mars 2022.

Votre lettre pastorale est un constat sans concession de la situation actuelle de la société mauricienne. Avez-vous le sentiment que ce document de réflexion a été suffisamment lu ?
— Pour vous répondre franchement, je n’en ai pas l’impression. Mais ce genre de lettre ne se lit pas tout de suite, d’un trait. Ce que j’essaye de dire dans cette lettre, c’est qu’il faut parler du peuple de Maurice. Le peuple est une notion qui me touche et m’habite. C’est quelque chose de vivant. Pas seulement une société organisée, des personnes qui ont le même passeport et habitent le même territoire. C’est quelque chose de fort auquel nous appartenons, comme nous appartenons à une famille. Je suis très frappé de voir que quand le Pape François parle du Covid et de ses conséquences, il dit — et c’est très juste — que c’est un moment pour que nous puissions renforcer notre sens d’appartenance à un peuple. C’est ce qui donne le besoin de travailler pour le bien commun, celui de dialoguer et de s’ouvrir pour ce peuple.

Est-ce qu’au siècle du résumé en quelques lignes, du pitch, des mots abrégés du SMS et de la petite phrase qui explique des chapitres entiers, votre lettre pastorale de dix pages n’est pas trop longue ?
— C’est possible, mais c’est un aussi un reflet de ma génération. Je n’appartiens pas à la génération des SMS et des résumés. J’appartiens à celle qui essaye de dire les choses, de les expliquer. C’est mon style, ma manière de dire. Mais je crois que, en même temps, il y a aussi un besoin de ce genre de messages, que le service de communication de l’évêché essaye de mettre en flashes, en interviews pour en donner le goût, pour faire quelque sorte des teasers, comme on dit, pour inciter les gens à le lire.

Le principal message de votre lettre réside dans la nécessité, l’obligation, pour la société mauricienne de construire des ponts entre ses différentes composantes pour pouvoir avancer. Mais dans cette île Maurice morcelée à tous les niveaux, où la ghettoïsation est quotidienne, où on se qualifie en termes de « bann-la » opposés à « nou bann », est-ce que cet appel à ériger des ponts peut être entendu ?

— C’est difficile pour moi d’être prophète, mais je crois que cet appel doit être fait. Je crois profondément qu’il faut en parler, parce que c’est une nécessité objective. Comme vous le dites : c’est vrai que nous sommes un peu morcelés de différentes manières, mais quand on pense au peuple de Maurice, c’est quelque chose de vivant, de profond. Depuis plus de 300 ans, et malgré toutes les injustices qui ont pu avoir été subies ou causées, nous avons vécu ensemble sur ce petit territoire avec les apports venus des différents continents. Ce n’est pas ce qui a été écrit, décidé ou organisé qui importe, mais ce qui a été vécu ensemble. Je crois que nous n’aurions pas vécu ensemble tout ce temps-là si nous n’avions pas été attachés à certaines valeurs essentielles. Si nous voulons avancer, nous devons construire des ponts et travailler ensemble pour que notre destin s’accomplisse.

Est-il encore possible de faire changer de cap à notre société qui est, comme l’avez souligné dans votre lettre, trop « aveuglée par le mirage d’un bien-être en surface pour voir les carias qui rongent notre poteau et qui risquent en le faisant pourrir de mettre à mal l’édifice démocratique » ?

— C’est en grande partie pourquoi j’ai écrit la lettre : il existe à Maurice des carias à droite et à gauche, qui sont recouverts d’un vernis extérieur, qui rongent notre société de l’intérieur. Il faut appeler les choses par leur nom et dire ce qui ne va pas. Souvent, les autorités — qu’elles soient de ce gouvernement ou des précédents —, ont tendance à vouloir rassurer le peuple, c’est bien. Mais il faut rassurer en parlant le langage de vérité, en disant quels sont les problèmes, où sont les carias et faire appel à notre sens de responsabilité pour avancer. Dans les années 1980, dans le grand sursaut qu’il y a eu pour relancer l’économie, il y a eu quelque chose qui s’est passé. Sir Anerood Jugnauth a eu une façon particulière de faire appel à l’effort de la population, ce qui a été une des causes du succès économique mauricien des années 1980. SAJ n’a pas hésité à dire les choses carrément, franchement.

Nos dirigeants actuels ont-ils la capacité de tenir ce discours ?

— Je vous réponds franchement : pas tellement. Ce serait tout à leur honneur et à leur avantage de faire appel à la responsabilité du peuple, à ce substrat de valeurs qui existe que l’on a tendance à négliger.

Pour exister, un pont a besoin d’être construit des deux côtés d’une rivière ou d’un précipice. Est-ce qu’on peut dire qu’à Maurice on a commencé les fondations des deux côtés du pont à venir ?

— Les ponts sont nécessairement une œuvre commune, mais il faut aussi que quelqu’un démarre les travaux et commence à jeter le pont, comme on dit. Cela viendra quand nous aurons la conviction qu’il est de notre intérêt commun de construire des ponts. Et dans une crise à répétitions, comme celle que nous traversons, il est essentiel de voir qu’il y a un intérêt essentiel dans les ponts à jeter. Je ne plaide pas pour obtenir un accès privilégié au PMO ou pour avoir un dialogue privilégie avec l’État. Je prêche pour construire, dans notre société, des structures de dialogue constant, régulier, comme il y en existait autrefois, comme il en existe toujours, mais qu’on n’exploite pas. Je me rappelle les comités parlementaires, avec une vraie écoute, un vrai échange d’arguments et une recherche d’une solution commune, qui n’existent plus. Je me souviens du National Economic and Social Council, régi par la loi, qui était un lieu de dialogue qui a arrêté de fonctionner, on se demande pourquoi. Je crois que le moment est venu de remettre ces institutions sur pied.

Peut-on dire qu’un pont est en construction entre l’Église et la MBC après la censure de votre message de Noël ? On a noté que la MBC a détourné, dimanche soir, dans son journal télévisé, une partie de votre lettre pastorale pour attaquer la presse écrite et des radios privées…
— On me l’a dit, et c’est bien dommage. Nous voulons établir un pont avec la MBC après la censure qui a blessé beaucoup de catholiques. Je ne demande pas de savoir qui est en tort et si quelqu’un a été puni. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir pour quelle raison j’ai été censuré par la MBC. Qu’on me dise s’il y avait dans mes propos censurés des choses insultantes, offensantes pour les autorités, le pays, le peuple… Nous avons essayé de le savoir en saisissant les instances appropriées, sans résultat. Par ailleurs, le directeur général de la MBC a pris tout ça à la légère et a fait une plaisanterie de très mauvais goût sur Sainte Marie Madeleine qui a blessé beaucoup de chrétiens. C’était en quelque sorte adding insult to inury !

Vous venez de dire : je ne veux pas d’accès privilégié au PMO et à l’État. Mais est-ce que vous avez accès aux autorités, est-ce que le dialogue Église-gouvernement existe, comme ça a toujours été le cas dans le passé ?
— Nous avons accès et obtenons des rendez-vous avec les autorités quand il le faut. Mais ce qu’il faut aussi, ce sont des rencontres, des discussions avec les techniciens comme, par exemple, dans le domaine de l’éducation. C’est comme ça qu’on a toujours fonctionné dans le passé et cela a porté beaucoup de résultats positifs. J’ai confiance que cela va continuer par rapport aux problèmes de l’heure.

Un des problèmes de l’heure concerne l’éducation secondaire. Le Front Commun des Managers des collèges privés, dont font partie les collèges catholiques, s’inquiète des nouvelles conditions imposées par la Private Secondary Education Authority pour accorder des subventions aux collèges privés. Le Front parle de « tentative de mainmise de la PSEA qui va conduire à la mort des collèges privés. » Quel est votre commentaire sur cette situation qui inquiète autant les enseignants que les parents d’élèves ?
— Il y a eu, effectivement, des réductions imposées aux grants que le gouvernement accorde aux collèges privés subventionnés. La citation de la deuxième partie de votre question est une interprétation de la situation que je ne partage pas. Par contre, je suis inquiet de cette situation, car certains collèges commencent déjà à être étouffés financièrement. Sur le sujet, j’ai beaucoup apprécié les remarques pertinentes de M. Tengur dans une interview au Mauricien. Il dit qu’il y a derrière cette affaire le fait que la population de Maurice baisse, qu’il y aura de moins en moins d’élèves dans les écoles et collèges, et que certains devront fermer leurs portes. C’est un fait et, comme je l’ai déjà proposé, il faudrait organiser une table ronde pour que toutes les parties concernées par la baisse de la population estudiantine puissent réfléchir ensemble à des solutions. Je comprends qu’avec la crise, le gouvernement doit faire des économies, mais en même temps, l’éducation est un sujet majeur, elle concerne la préparation de l’avenir des nos enfants, de notre pays. Il y a le fait, indiscutable aussi, que les écoles privées payantes sont de plus en plus nombreuses. Il faut s’interroger sur ce phénomène et nous remettre en question collectivement, dans le dialogue, à partir des faits et voir ce que nous pouvons construire ensemble. Si on veut qu’il y ait un minimum de continuité dans l’éducation secondaire, il faut aussi qu’il y ait continuité dans la façon d’approvisionner les grants du gouvernement, indispensables au fonctionnement des collèges privés. Tout changement des règles du jeu prend du temps à être compris ; et les réalités du terrain restent les mêmes. Celles-ci doivent aussi être prises en ligne de compte, par exemple, les engagements financiers pris avant la nouvelle formule ou le respect de la liberté des managers de gérer leur école selon la situation concrète des collèges et leurs besoins spécifiques — tout en respectant toujours la transparence et le principe d’accountability.

Quelles sont vos demandes pour régler le problème ?
— Nous voulons dialoguer. Nous avons déjà rencontré plusieurs fois la ministre de l’Éducation qui nous reçoit très bien. Il ne suffit pas de discuter sur des principes, il faut aussi ouvrir des discussions techniques, comme c’était le cas dans le passé.

Est-ce qu’avec cette crise nous pourrions nous retrouver dans une situation similaire à celle des années 1980 : un affrontement entre l’Église et l’État ?
— Je ne le souhaite pas. Ce ne serait dans l’intérêt de personne : ni des enfants, ni du gouvernement, OU des collèges. J’ai confiance qu’une solution sera trouvée dans le dialogue.

L’Église catholique a consacré, cette semaine, l’Ukraine et la Russie à la Vierge Marie. Il s’agit d’une prière adressée à Dieu pour demander à la Vierge Marie d’intercéder pour mettre fin au conflit. Face aux bombes russes qui sont en train de raser les villes ukrainiennes et pousser des centaines de milliers de civils sur le chemin de l’exil, une prière n’est-elle pas, pour dire le moins, dérisoire ?
— Le monde est impuissant face aux bombes, y compris l’OTAN, l’Europe et les États-Unis d’Amérique. Mais il y a aussi de grands efforts en coulisses pour négocier, non seulement un cessez-le-feu, mais la paix. Prier dans ce contexte veut dire prier pour que ceux qui sont en train de négocier soient inspirés, pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.

Jetez-vous un regard serein ou inquiet sur l’avenir économique du pays après la pandémie et maintenant la guerre en Ukraine et ses retombées mondiales ?
— Comment ne pas être inquiet ? Je crois que nous avons commencé à passer par une période extrêmement difficile et nous allons souffrir. J’espère que nous allons profiter de cette situation pour avoir des orientations plus claires, plus assumées par tout le monde et qu’on trouvera des créneaux comme on a eu à chercher et trouver dans les années 1980. Cela demande que les Mauriciens — pas seulement le gouvernement et l’opposition, mais aussi le secteur privé, les ONG, les associations — se rencontrent, partagent leurs idées et dialoguent. Il est temps que le pays sorte enfin de ce qui ressemble à une campagne électorale permanente. Parce que le bien commun est dilué dans cette ambiance et le peuple doit se faire entendre, dire ce qu’il ressent au lieu de regarder la situation de loin, en spectateur. Ce genre de débat doit être organisé.

Dans votre lettre pastorale, vous avez dit qu’à l’instar de la société, l’Église a aussi connu des crises graves, avec notamment le scandale des abus sexuels sur des jeunes paroissiens par des prêtres. Vous appelez vos fidèles à une remise en cause fondamentale du fonctionnement de l’Église à travers un synode. Est-ce que l’Église catholique mauricienne, qui est quand même assez conservatrice, est prête à cette remise en cause fondamentale ?
— C’est la première fois que l’Église remet fondamentalement en cause son fonctionnement, et ce, à la demande du Pape François. Il a vu que l’origine du scandale des abus sexuels, qui était beaucoup plus étendu qu’on ne le pensait, était un fonctionnement de l’autorité dans l’Église existant depuis longtemps. Comme un caria.

L’Église catholique serait donc cariatée ?
— Dans un sens oui. On a vu qu’il y avait une source de corruption profonde dans le système clérical, où l’autorité était uniquement détenue par les évêques et les prêtres, et les décisions prises en cercle un peu fermé, sans la participation des femmes et des jeunes. Il y a de plus en plus de laïcs dans l’Église, c’est un fait, mais ils ne participent pas assez à la prise de décision. Au Vatican, le Pape a fait une réforme drastique de la Curie et, désormais, les départements peuvent être dirigés par des laïcs hommes et femmes, et pas uniquement des cardinaux. Mine de rien, c’est une grande révolution. Le Pape François demande maintenant à ce que le chrétien de base ne soit pas seulement le réceptacle de l’enseignement qu’il doit recevoir, mais qu’il peut et doit partager ce qu’il ressent en dialoguant, en marchant ensemble. C’est une valorisation de ce qui est vécu à la base que nous avons commencé à faire à Maurice.

Vous savez que dans les révolutions, ceux qui détiennent le pouvoir résistent au changement et refusent le partage des responsabilités. Comment est-ce que ceux de l’Église catholique réagissent à la demande du Pape ?

— Certains sont très contents, d’autres non, et pensent que c’est une folie. Il ne faut pas s’attendre à ce que tout le monde accepte et suive les grandes réformes au sein des institutions. On aura des blocages, des désaccords, des tentatives de ralentissement, mais nous allons continuer à marcher ensemble. La base est très contente de cette initiative qui lui permet de dire son sentiment, de dialoguer en écoutant l’autre, ce qui est fondamental. Le Pape nous demande d’écouter les fidèles à tous les niveaux pour les faire participer au dialogue, mais également d’en ouvrir un autre avec les non-catholiques, les autres religions, pour qu’ils nous disent comment ils nous voient, ce qu’ils pensent de nous, toujours dans le cadre du dialogue. À Maurice, par exemple, il y a dans le domaine de l’éducation, et même au sein des écoles et collèges catholiques, des enseignants, des parents d’élèves d’autres fois et d’autres cultures. Eux aussi ont des choses à dire et il faut les écouter dans le cadre du dialogue nécessaire pour faire avancer les choses.

Il me semble que vous êtes très engagé dans le mouvement pour marcher ensemble, initié par le Pape…
— Totalement.

Et l’Église mauricienne vous suit comme un seul homme ?
— Grosso modo…

Des catholiques disent qu’ils n’en peuvent plus des restrictions sur les cérémonies religieuses décidées pendant la pandémie et qui ont toujours cours…
— Nous entendons le même message. Nous avons eu beaucoup de représentations et aussi beaucoup de discussions avec les représentants du gouvernement au sujet de cette incohérence qui nous permet d’avoir cinquante personnes dans une salle de réunion, mais seulement dix dans une église. Je crois que le problème vient de la difficulté d’établir un seul règlement pour toutes les religions, qui ont chacune leurs particularités. Pour le moment, on fait comme on peut, on s’arrange et, d’après ce que j’ai compris, il y aura des changements d’ici à la fin du mois. Espérons que ce sera une mesure un peu plus cohérente.

Est-ce que le Covid 19 a renforcé ou diminué le sentiment religieux chez les catholiques ?
— Comme on ne pouvait pas avoir de grandes célébrations religieuses, nous avons encouragé l’organisation de petites manifestations dans des quartiers, les centres sociaux, des cours de personnes, et ça a connu un grand succès. Les gens se sentent plus concernés du fait que la cérémonie se déroule dans leur environnement immédiat. Avant, il y avait une grande célébration pour les cendres, cette année, nous en avons eu une cinquantaine de petites paroisses dans les quartiers avec une telle ferveur que nous allons peut être garder cette décentralisation qui montre que, non seulement l’Église descend vers le peuple, mais EST et renaît dans le peuple.

Nous arrivons à la question que je vous pose à chaque interview. Cela fait cinq ans que vous avez démissionné comme évêque de Port-Louis. Quand est-ce que votre remplaçant sera choisi/nommé ?
— Vous savez, j’ai rencontré le Pape François en décembre dernier. J’ai eu face à moi quelqu’un de 85 ans qui tient le coup comme il le fait, avec tellement de choses à gérer. Que pouvez-vous lui dire quand, lorsque vous lui demandez quand un nouvel évêque de Port-Louis sera nommé, il répond : Prenez un peu de patience, ça arrive ? Vous savez, il y a des procédures à suivre. C’est le nonce apostolique qui fait des consultations, propose des candidats, dont les dossiers sont étudiés par une commission à Rome avant d’être présentés au Pape. Ça prend du temps.

Cette procédure prend tellement de temps qu’on va finir par penser qu’il n’existe aucun candidat valable pour le poste d’évêque parmi les prêtres mauriciens !
— Je ne suis pas du tout d’accord avec vous. Il y a des personnes très valables à Maurice qui peuvent assumer la fonction d’évêque de Port-Louis !

Date de l'événement:

mardi, mars 29 2022

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