Chers frères et sœurs,
Je vous écris dès maintenant la lettre pastorale que j’ai l’habitude de vous adresser au début du carême pour vous inviter à accueillir avec joie et confiance le Jubilé de la Miséricorde proclamé par le Pape François. Cette année jubilaire s’ouvrira le 8 décembre 2015, fête de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie, et sera conclue le 20 novembre 2016 en la fête du Christ Roi.
Le Jubilé intervient à un moment où notre monde est déstabilisé par des guerres, par des attentats terroristes et des flux migratoires de plus en plus importants. De plus, le développement humain de populations entières est freiné par une corruption qui se nourrit d’abus de pouvoir, d’exploitation des plus faibles, de trafic humain, du commerce de la drogue et du pillage des ressources naturelles. « Cette corruption, nous dit le Pape François, est un péché grave qui crie vers le ciel… Elle empêche de regarder l’avenir avec espérance, parce que son arrogance et son avidité anéantissent les projets des faibles et chassent les plus pauvres. C’est un mal qui prend racine dans les gestes quotidiens pour s’étendre jusqu’aux scandales publics » (Bulle « Misericordiae Vultus » No. 19).
Remettre la miséricorde au-devant de la scène à un moment comme celui-ci peut paraître dérisoire. Mais en fait, cette initiative du Pape François a pour but de nous rappeler les traits souvent oubliés du visage d’un Dieu qui se fait proche de ses enfants qui sont dans l’épreuve, un Dieu qui souffre avec eux et s’offre comme soutien et compagnon de route. Ce Dieu proche est en même temps celui-là même qui veut faire entendre à tous la parole de pardon, l’invitation à faire l’expérience de la miséricorde et l’appel à la conversion. Ce visage de Dieu proche et interpellant à la fois se révèle non pas d’abord dans des doctrines savantes, mais dans la personne même de Jésus de Nazareth, le fils de Dieu, qui est venu habiter parmi nous et qui a été jusqu’à donner sa vie pour nous libérer du péché. La lumière qui se dégage de ce visage nous conduit à changer de cap et à prendre le chemin de la solidarité, du respect des droits humains et de l’engagement pour la paix sociale.
Le monde change quand le cœur de l’homme change ; le cœur de l’homme change quand il se laisse toucher par la miséricorde du Seigneur. Le long chemin de discernement qui a été entrepris dans notre diocèse ces dernières années (le chemin Kleopas) avait justement pour objectif de réunir les conditions et de trouver des moyens d’une annonce de l’Evangile et d’une transmission de la foi plus adaptés aux conditions de vie de l’île Maurice d’aujourd’hui. Or, le Jubilé nous rappelle, très opportunément, que la miséricorde de Dieu est le cœur de cette Bonne Nouvelle que nous avons reçue, et que nous avons mission d’annoncer et de transmettre.
L’exemple de Kleopas et de son compagnon sur la route d’Emmaüs peut aussi nous inspirer à accueillir le Jubilé de la Miséricorde avec confiance et à le vivre avec fruit. En effet, découragés après la mort de Jésus, ces deux hommes avaient été profondément touchés par le Christ Ressuscité qui les avait rejoints sur leur route. Après cette rencontre, le cœur brûlant, ils font demi-tour et partent rejoindre leurs frères et sœurs pour partager la bonne nouvelle de cette miséricorde qui les avait transformés sur leur route.
Je souhaite de tout cœur que durant cette année jubilaire chacun de nous se laisse toucher comme Kleopas par le Christ qui nous rejoint, nous aussi, sur notre chemin. Alors, chacun recevra de Lui les ressources nécessaires pour répondre à son appel et devenir un messager de miséricorde et de paix dans nos familles, notre voisinage et dans l’île Maurice toute entière.
Entrons dans ce jubilé comme sur un chemin que nous allons faire ensemble. Un chemin d’abord pour découvrir la miséricorde de Dieu notre Père qui apparait avec une grande simplicité sur le visage de Jésus. Un chemin aussi à faire comme une démarche personnelle pour nous approcher du Père, accueillir sa miséricorde et nous laisser transformer. Un chemin enfin pour partager gratuitement le soutien, la compassion, ou le pardon que nous aurons nous-mêmes reçus gratuitement du Seigneur.
Chapitre I. Un chemin pour découvrir la miséricorde
Pour découvrir un beau panorama, il faut se déplacer, faire un chemin, souvent une montée. Pour découvrir une personne, il faut aussi cheminer avec elle, prendre du temps pour l’écouter, accepter de se laisser surprendre. Pour découvrir la miséricorde de Dieu, nous devons aussi nous mettre en route, prendre du temps. Lorsque les tout premiers disciples attirés par Jésus lui demandent, « où habites-tu ? », il répond, « venez et vous verrez » (Jn 1. 38-39). En d’autres mots, « déplacez-vous, faites un bout de chemin et vous me verrez dans une autre perspective ». Aujourd’hui encore Jésus nous invite à cheminer avec Lui pour découvrir cette miséricorde qui l’habite profondément et qui peut nous transformer.
1.1 Un Dieu qui vient nous visiter
Une première chose qui frappe chez Jésus, c’est qu’il est tout le temps en train de bouger, de sortir de lui-même pour aller vers les autres. Il quitte Nazareth, le village où il vivait tranquillement au milieu de sa famille, parmi des gens pieux et pratiquants, pour aller à Capharnaüm se plonger dans un tout autre milieu, et rencontrer des gens d’origine très différente, dont beaucoup menaient une vie dissolue (Lc 4, 24-32). Il passe de village en village pour parler avec les gens là où ils vivent, et leur partager la bonne nouvelle dont il est porteur. Même quand il est très apprécié dans un lieu et que les gens veulent le garder, il part ailleurs chez ceux qu’il n’a pas encore touchés, comme s’il ne voulait pas se laisser enfermer dans une popularité facile. Il va même au-delà des frontières de son pays, à Tyr (Mc 7, 24) et à Sidon, où vivent des gens de culture et de religion différente. Très souvent, c’est lui qui prend l’initiative pour entrer en contact avec des personnes, dont certaines sont peu recommandables. Par exemple il s’invite chez Zachée (Lc 19, 5), un homme corrompu, détesté par les gens; il invite Mathieu (Mt 9, 9-10), un fonctionnaire employé par les Romains et rejeté par les juifs, à faire partie de son groupe de disciples. C’est lui qui engage la conversation avec la samaritaine (Jn 4, 7-12), une femme de mœurs légères appartenant à une communauté que les juifs ne fréquentaient pas.
Laissons-nous surprendre par l’image de Dieu que Jésus nous donne : un Dieu qui quitte sa zone de confort et va à la rencontre de personnes qui sont très éloignées de lui; un peu comme le berger de la parabole qui quitte la sécurité de l’enclos pour partir à la recherche de la brebis égarée (Lc 15, 1-7), jusqu’à ce qu’il la retrouve. Déjà le psaume 8 s’émerveillait, « qu’est-ce l’homme pour que tu t’en souviennes, le fils d’un homme pour que tu viennes le visiter ? ». La miséricorde de Dieu s’exprime dans cet élan, ce désir de Dieu de venir nous visiter et de se faire proche de nous. Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ?
1.2. Un Dieu qui se laisse toucher
Au fil de ses sorties, Jésus se laisse toucher par la misère des gens, mais aussi par les richesses cachées des personnes qu’il rencontre. Par exemple, il a pitié de la veuve de Naïm dont le fils unique est porté au cimetière. Et il lui rend son fils (Lc 7,11). Il est ému de compassion devant le lépreux qui est rejeté par la société, et qui lui demande de le purifier pour qu’il puisse reprendre sa place (Mc. 1, 41). Il se laisse toucher par la foi de la femme cananéenne qui le supplie de délivrer sa fille d’un esprit mauvais ; même si elle est une étrangère et d’une autre religion, il lui accorde ce qu’elle demande (Mt. 15,23). Il met en valeur la grande générosité de la pauvre veuve qui met discrètement tout l’argent qu’elle possède dans le tronc du Temple de Jérusalem alors que d’autres donnent ostensiblement des sommes plus importantes mais ne font que donner leur superflu (Lc 21, 1-4). Il est saisi de pitié devant la foule de gens qui ont faim et qui sont comme des brebis sans berger (Mc. 6, 34). Il est ému en arrivant à la maison de son ami Lazare qui vient de mourir et il pleure en voyant pleurer Marie, la sœur du défunt (Jn. 11,33-35). Il accueille volontiers les enfants qui accourent vers lui et que ses disciples veulent repousser. Il insiste sur la valeur d’exemple que ces enfants représentent pour nous tous (Mt 19, 13-15).
Jésus nous donne ainsi l’image d’un Dieu qui ne reste pas insensible devant la souffrance humaine. Un Dieu qui sait aussi percer les apparences et reconnaître les qualités humaines enfouies sous des dehors modestes. Il se laisse toucher. Il souffre avec ceux qui souffrent. Il met en valeur nos trésors cachés. Nous sentons que nous avons du prix à ses yeux. Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ?
1.3. Un Dieu qui s’arrête pour nous rencontrer
Touché par la souffrance des personnes qu’il rencontre, Jésus s’arrête. Il prend du temps avec chacun. Par exemple, quand il entend Bartimée, le mendiant aveugle au bord de la route crier au secours, Jésus s’arrête (Mc 10, 46-52). Alors que ses disciples veulent faire taire l’aveugle pour pouvoir continuer leur route tranquillement, Jésus, lui, se laisse déranger ; il prend son temps et veut rencontrer Bartimée personnellement. De cette rencontre, l’aveugle sortira guéri, transformé et il suivra Jésus sur son chemin. Une autre fois, lorsqu’un paralytique porté par quatre hommes est déposé devant lui, interrompant ainsi l’enseignement qu’il est en train de donner, Jésus s’arrête (Mt 9, 2). Il admire la confiance du paralytique et de ses amis, il lui pardonne ses péchés et le guérit. Une autre fois encore, quand une femme malade depuis longtemps et que Jésus ne connaît pas, cherche à s’approcher de lui dans la foule pour toucher son vêtement pensant obtenir ainsi sa guérison, il s’arrête. Il insiste pour rencontrer cette femme personnellement ; il l’écoute attentivement et rend hommage à sa foi simple mais forte qui lui vaut sa guérison (Lc 8, 43-48).
Par sa manière d’être, Jésus nous donne l’image concrète d’un Dieu qui est comme le Bon Samaritain (Lc 10, 29-35). Un Dieu qui s’arrête auprès des blessés de la vie et veut établir avec chacun de nous une relation personnelle. Il ne s’intéresse pas aux acclamations de la foule ; Il veut seulement se faire proche de chacun, l’écouter, lui parler, le soutenir, le guérir. Laissons-nous émerveiller par cette grande disponibilité de Dieu envers chacun de nous. Comme une maman ou un papa qui se lève la nuit pour consoler l’enfant qui pleure, Dieu se laisse déranger par son enfant. Il n’est jamais fatigué par nos problèmes. Il ne se lasse pas de nous réconforter. Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ?
1.4. Un Dieu qui est patient
Jésus sait aussi attendre. Quand il enseigne, il n’est pas pressé de voir ses disciples tout comprendre tout de suite ; il ne s’étonne pas s’ils n’arrivent pas à se convertir rapidement. Il sait que cela prend du temps et il est prêt à nous donner ce temps. Par exemple, au lavement des pieds, il ne se laisse pas abattre parce que Pierre est choqué par son geste humble de serviteur. Il lui dit « ce que je fais tu ne le sais pas à présent, par la suite, tu comprendras » (Jn. 13, 7). Quand Pierre l’a renié, il attend le moment où il le croisera sur son chemin de croix pour poser simplement sur lui son regard, lui donnant ainsi le temps de pleurer son péché et de revenir (Lc 22, 61). Jésus est comme le semeur qui a semé du grain dans son champ. Il sait qu’il faut attendre qu’un travail lent et souterrain se fasse dans le cœur des hommes, pour que le grain puisse germer et porter du fruit. Il est comme le Père du fils prodigue qui, malgré sa douleur attend longtemps le cœur toujours grand ouvert, que son enfant ait le courage de reconnaître sa faute et de prendre le chemin du retour.
Cette patience de Dieu est au cœur du mystère de sa miséricorde. Jésus l’a vécue jusqu’à son dernier souffle. Laissons-nous toucher par cette humilité bouleversante de Dieu à notre égard. Elle est le signe extérieur de cette grande capacité d’aimer qui habite le cœur de Dieu. Un amour tellement fort qu’il reste doux et humble, respecte notre liberté et ne nous contraint jamais. Mais, dans sa discrétion même, cet amour est tellement fort qu’il peut réveiller ce qu’il y a de meilleur en nous. La patience de Dieu manifeste la puissance de son amour qui se déploie dans notre faiblesse, nous donnant ainsi le temps de faire la vérité avec courage et de retourner vers lui avec reconnaissance. Cette miséricorde de Dieu s’exprime dans les attitudes et les gestes simples de Jésus. Mais elle vient des profondeurs du cœur de Dieu comme une force créatrice qui redonne sens à la vie et nous remet en route. Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ?
Chapitre II. Un chemin pour accueillir la miséricorde
Dans la Bible, on compare souvent la miséricorde de Dieu à une source d’eau vive qui coule dans un désert. Par exemple, dans son évangile, Saint Jean témoigne que, du cœur de Jésus transpercé sur la croix, a coulé du sang et de l’eau (Jn 19, 31-37). Pour Saint Jean, cette eau évoque en fait une prophétie d’Ezéchiel qui parle d’une eau abondante qui coulerait un jour du côté oriental du Temple et féconderait nos déserts. Cette prophétie s’accomplit dans la façon dont Jésus a vécu la miséricorde jusqu’à son dernier souffle. Jaillissant de son cœur comme d’une source inépuisable, la miséricorde de Jésus coule encore aujourd’hui comme une eau tranquille qui a la capacité de transformer les déserts de nos vies en jardins accueillants et fertiles.
En ce jubilé de la miséricorde, nous sommes invités non seulement à découvrir cette source d’eau vive, mais surtout à nous en approcher. Il serait trop dommage, dangereux même, de rester à distance. Car dans un désert, l’eau c’est la vie. Encourageons-nous donc mutuellement à prendre ou à reprendre ensemble le chemin de la source.
Mais chemin faisant, restons attentifs à l’hésitation que peuvent éprouver ceux et celles qui sont restés longtemps éloignés de la source d’eau vive. Ils ont soif mais n’osent pas trop l’avouer. Ils ne savent pas trop comment s’approcher. Un peu comme Zachée (LC 19, 1-10) qui est attiré par Jésus et désire le voir ; mais il reste à distance, gêné peut-être par les remarques blessantes qui pourraient venir de la foule hostile à son égard. Jésus, lui, a tout de suite dépisté la soif profonde de Zachée qui se cachait derrière ses dehors d’homme riche. Il l’interpelle et s’invite chez lui. Pour Zachée cette initiative de Jésus le met en contact avec la source de la miséricorde, étanche sa soif et lui redonne vie.
D’autres, comme le paralytique (Lc 5, 17-25), ne peuvent pas par eux-mêmes s’approcher de Jésus. Ils ont besoin d’être portés et comme déposés devant Lui. Restons disponibles nous aussi pour porter dans la prière nos frères et sœurs éloignés, pour les accompagner et leur faciliter l’accès à la source. Avant même que le paralytique puisse formuler sa demande, Jésus l’a compris et lui dit, « tes péchés sont pardonnés ». La guérison physique du paralytique qui intervient juste après illustre bien cette libération, ce nouvel élan que suscite en nous l’accueil miséricordieux de Jésus.
Même dans des situations extrêmes, Jésus sait entendre ce cri de l’homme assoiffé. De sur sa croix, le bon larron a crié et aussitôt, l’eau vive de la miséricorde a jailli dans les paroles encourageantes que Jésus lui adresse, lui donnant ainsi accès à une vie qui ne s’éteindra plus (Lc 23, 19-43).
D’autres encore ne se sentent pas à l’aise et préfèrent exprimer leur soif à travers des gestes symboliques, comme la prostituée qui entre à l’improviste dans un banquet que donnait le pharisien Simon en l’honneur de Jésus (Lc 7, 36-50). Simon est choqué de voir Jésus se laisser approcher par une prostituée qui lui répand du parfum sur les pieds. Mais Jésus est sensible à la soif de cette femme qui cherche confusément un autre type d’amour et désire être délivrée de l’enfer de la prostitution. Dans un dialogue avec son hôte, Jésus souligne comment la confiance de la prostituée en sa miséricorde, l’a délivrée de son péché et lui a donné le courage d’exprimer son immense reconnaissance par un geste public audacieux.
Saurons-nous entendre ce cri silencieux, étouffé, provenant de la détresse de tant et tant de nos frères et sœurs qui sont pris aujourd’hui dans les filets de la corruption, de la toxicomanie, de la prostitution, du jeu ou de l’addiction à la pornographie ? Eux aussi ont soif, mais ne savent pas toujours comment s’approcher de la source. Jésus veut passer par nous pour leur indiquer le chemin et les accompagner.
L’Evangile ne cesse de souligner comment la miséricorde de Jésus est à la fois une attention personnelle, un pardon, une nouvelle confiance qui nous sont offerts gratuitement, sans aucun mérite de notre part. Dieu prend les devants pour nous révéler le mystère de sa miséricorde à travers la façon de vivre de Jésus. Si nous lui faisons confiance et accueillons cette extraordinaire initiative de Dieu, notre vie est transformée. C’est la miséricorde qui nous transforme et non pas nos efforts pour nous transformer qui nous font mériter la miséricorde.
Chapitre III. Un chemin pour vivre la miséricorde
Pour vivre la miséricorde, chacun à notre niveau, nous sommes tous invités à prendre le chemin du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37). C’est le chemin de celui qui a entendu et met en pratique cette parole de Jésus, « vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt. 10, 8). Le Seigneur s’est fait proche de vous, soyez proches de vos frères et sœurs. Le Seigneur vous a consolés, consolez vos proches, vos amis. Le Seigneur a été patient envers vous, soyez patients vous aussi. Le Seigneur vous a pardonnés, pardonnez à votre tour. C’est en rendant grâce pour tout ce que le Seigneur nous donne sans aucun mérite de notre part que nous recevons comme une énergie nouvelle pour rendre service gratuitement à notre tour. Jésus aussi reçoit de son Père sa grande capacité d’aimer, en rendant grâce constamment à son Père qui lui a tout remis entre les mains (Lc 10, 21-22, Mt 11, 25-27, Jn 13, 2-4). Cette reconnaissance envers son Père lui donne des ailes pour se mettre sans réserve à notre service jusqu’à donner sa vie pour nous. Rendre grâce et rendre service sont les deux grandes sources de joie dans la vie de Jésus. Et cette joie il désire la partager avec nous : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés … Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et votre joie soit complète » (Jn 15,11). Recevoir la miséricorde de Jésus et en témoigner dans nos vies est une source de grande joie.
Cependant, curieusement, nous hésitons souvent à reconnaître la miséricorde dont nous bénéficions et à la vivre à notre tour. Pourquoi ? Serait-ce parce que nous tombons facilement dans la tentation du pharisien de la parabole (Lc 18, 9-14), qui est fier, se félicite lui-même pour toutes ses bonnes œuvres et méprise le publicain qui, lui, reconnaît son péché et supplie le Seigneur d’avoir pitié de lui ? Le pharisien ne sait pas reconnaître son péché ni se montrer reconnaissant envers le Seigneur qui l’aime malgré son péché et le relève. Il ne sait pas rendre grâce. Selon lui, c’est par lui-même qu’il s’est hissé à un certain niveau de vie morale et pense donc qu’il mérite d’être récompensé. Il juge sévèrement ceux qui n’arrivent pas au même niveau que lui. Il ne se soucie pas de leur tendre la main car selon lui ils ne méritent pas. Il s’enferme finalement dans un certain orgueil triste et solitaire. Il ne connaît pas la joie de rendre grâce à Dieu, ni celle de rendre service à ses frères. Il fait son propre malheur.
Nous pouvons aussi succomber à la tentation du prêtre et du lévite qui, contrairement au Bon Samaritain (Lc 10, 29-37), passent devant l’homme blessé sans s’arrêter. Ils ne veulent pas se salir les mains pour venir en aide à un homme qui est tombé au bord du chemin. Ils se donnent comme prétexte qu’ils ont un programme trop chargé ou que ce n’est pas le travail d’une personne de leur rang avec de hautes responsabilités. Ou encore, comme le riche Lazare (Lc 16, 19-31), nous pouvons être pris dans un tourbillon de plaisirs et de distractions à tel point que nous restons insensibles, ou même, ne voyons plus le pauvre qui gît à notre porte, affamé de pain et d’attention. Se croire supérieur aux autres ou se laisser étourdir par des plaisirs, nous rend sourds et aveugles. Nous ne voyons plus la beauté de la miséricorde qui pourrait pourtant s’exprimer à travers un geste simple, une oreille attentive, une main tendue. Nous n’entendons plus l’invitation du Seigneur à partager son bonheur de servir ses frères et sœurs. Cette surdité, cet aveuglement dessèchent notre cœur. On aura pu assurer son confort, ses plaisirs mais on ne connaît pas la vraie joie.
Comme le frère aîné du fils prodigue (Lc 15, 25-30) nous pouvons enfin penser qu’il y a quelque fois deux poids deux mesures, qu’il n’est pas juste que celui qui, après avoir quitté la maison familiale et gaspillé l’héritage, soit accueilli avec faste quand il revient au bercail, alors que la fidélité de celui qui est toujours resté à la maison avec son Père n’est pas mise en valeur. Tout le mystère de la miséricorde de Dieu se révèle dans cette apparente disproportion. L’amour patient qui a accompagné le fils aîné durant toutes ces années et lui a donné, comme goutte à goutte, la grâce de la fidélité, est le même amour qui fait la fête avec exubérance quand le fils cadet qui était perdu est retrouvé. Pour goûter au bonheur de vivre la miséricorde, nous sommes invités à nous décentrer de nous-mêmes, à renoncer à nous comparer aux autres ou à faire la comptabilité de nos soi-disant mérites. Par contre, quand nous nous recentrons sur la miséricorde du Père, source de toute vraie joie, alors avec reconnaissance nous pouvons accueillir l’eau vive qui irrigue nos déserts.
Personnellement, cette figure du Père qui supplie son fils aîné de rentrer dans la fête du pardon me touche beaucoup. Cette fête, à laquelle nous sommes invités, n’est pas une fête de gens suffisants qui célèbrent ce qu’ils croient être leur propre réussite. Elle est plutôt la fête des pauvres que nous sommes, celle des affamés qui ont été comblés ; la fête de ceux qui étaient perdus et ont été retrouvés et revigorés par l’accueil chaleureux qu’ils ont reçu dans la maison du Père ; non pas la fête de ceux qui se vantent d’être justes ou bien portants mais la fête des malades qui ont été guéris ou celle des pécheurs qui revivent grâce au pardon qu’ils reçoivent.
Accueillons humblement et sans hésitation l’invitation du Père et entrons avec confiance dans la grande fête du pardon. Le Jubilé de la Miséricorde est fait pour « jubiler ». C’est la fête des frères et des sœurs qui découvrent la joie d’être sauvés, la joie de se retrouver enfin réconciliés dans la maison du Père.
Conclusion
Comment vivre concrètement le Jubilé de la Miséricorde dans nos familles, nos paroisses, nos communautés de quartier, mouvements ou communautés religieuses ? Vous serez invités en début d’année ou de carême à faire un chemin pour découvrir quelque chose du mystère de la miséricorde du Père. Cela pourra prendre plusieurs formes. Soit faire un pèlerinage vers une des sept églises désignées pour passer par la « Porte de la Miséricorde », soit répondre à l’invitation de votre paroisse ou de votre mouvement pour suivre un petit parcours qui vous aidera à vous laisser toucher par la miséricorde du Père, soit écouter personnellement ou en famille un des passages de l’Evangile ou des Psaumes qui parlent de miséricorde. Un petit livret sera proposé, qui donnera quelques indications sur le pèlerinage vers la Porte de la Miséricorde et sur les textes à lire et à méditer durant l’année.
Mais le cœur du jubilé, ce n’est pas seulement passer par la porte de la Miséricorde ou écouter la Parole, mais surtout se jeter dans les bras du Père de Miséricorde qui nous attend. Cela se fera avant tout en ayant recours au Sacrement de la réconciliation. Je recommande que cette confession soit bien préparée et qu’on prenne du temps pour cela. Là encore, un petit livret sera disponible pour vous aider à vous préparer à recevoir le pardon humblement et avec reconnaissance.
Enfin, après la confession, vous serez aussi invités à choisir une façon de partager avec d’autres quelque chose de la miséricorde dont vous aurez bénéficié à travers le sacrement de la réconciliation. Cela pourra prendre plusieurs formes, par exemple, faire le premier pas en vue de se réconcilier avec quelqu’un ; pardonner ou demander pardon ; aller rendre visite à un malade, à une famille isolée ou en difficulté, etc. Pour vous aider à choisir votre manière concrète de témoigner de la miséricorde et d’y être guidé dans certains cas, un autre livret encore sera mis à votre disposition.
Au-delà de ces démarches qui vous seront proposées, je vous invite à prier les uns pour les autres. Demandons au Seigneur que chaque personne, chaque famille, peu importe sa situation, chaque communauté de quartier, chaque mouvement, chaque paroisse, chaque communauté religieuse puisse ouvrir la porte de son cœur et répondre à l’appel du Christ qui frappe à la porte en cette année de la miséricorde. Prions pour que chacun se laisse guider jusqu’à la source et se laisse rafraîchir ; prions pour que chaque terrain – celui de nos familles comme celui de nos quartiers ou de nos paroisses – se laisse irriguer par l’eau vive de la miséricorde afin de donner de nouveaux bourgeons et porter de nouveaux fruits.
Des fruits de paix surtout : la paix du cœur d’abord pour chacun de nous, la paix dans nos familles, la paix dans nos paroisses, dans nos villes et villages, dans notre pays. La paix qui fleurit quand nous accueillons la miséricorde du Père est une paix respectueuse de l’identité culturelle et religieuse de chaque citoyen, une paix fondée sur l’accueil mutuel de nos diversités ; une paix ancrée dans une passion pour la justice, dans une solidarité avec nos frères les plus défavorisés et dans un service désintéressé.
En nous donnant sa Miséricorde, Jésus veut nous donner sa paix (Jn. 14, 27). Ouvrons nos cœurs pour l’accueillir, ouvrons nos mains pour la partager.
Mon affection et ma prière vous accompagnent
Fraternellement
Mgr Maurice E. Piat
Evêque de Port-Louis
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