Chers frères et sœurs mauriciens,
« Voici venu le temps de la miséricorde pour tous et pour chacun, pour que personne ne puisse penser être étranger à la proximité de Dieu et à la puissance de sa tendresse. Voici venu le temps de la miséricorde pour que ceux qui sont faibles et sans défense, loin et seuls, puissent accueillir la présence de frères et sœurs qui les tireront du besoin. Voici venu le temps de la miséricorde pour que les pauvres sentent se poser sur eux le regard respectueux mais attentif de ceux qui, ayant vaincu l’indifférence, découvrent l’essentiel de la vie. Voici venu le temps de la miséricorde pour que tout pécheur ne se lasse jamais de demander pardon et sente la main du Père qui l’accueille toujours et le serre contre lui ».[1]
Dans ces paroles du Pape François adressées à l’Eglise lors de la clôture du Jubilé de la Miséricorde, je sens vibrer comme une urgence : l’urgence que la miséricorde ne soit pas simplement « une parenthèse dans la vie de l’Eglise » ; l’urgence aussi d’un appel « à faire grandir une culture de la miséricorde fondée sur la redécouverte de la rencontre des autres : une culture dans laquelle personne ne regarde l’autre avec indifférence, ni ne détourne le regard quand il voit la souffrance des frères et sœurs ».[2]
C’est en écho à cet appel du Pape François que je vous écris cette lettre pour vous inviter en ce début de carême à développer cette « culture de la miséricorde » dans vos familles, dans vos écoles, dans vos paroisses, ainsi que dans le monde de l’économie et de la politique. Chacun pourra entrer dans cette lettre par le chapitre qui l’intéresse davantage.
Jésus a été pour nous le visage de la miséricorde du Père. C’est lui qui nous fait découvrir que nous sommes aimés gratuitement par Dieu, sans aucun mérite de notre part. Cela nous touche profondément et nous redonne courage. Même si la miséricorde de Dieu ne résout pas tous nos problèmes, n’enlève pas toutes nos souffrances, elle est une présence aimante et fidèle, la présence de quelqu’un qui se fait proche, qui prend patience et éclaire notre vie. Elle est la puissance de Dieu qui se déploie dans notre faiblesse. Grâce à elle, nous arrivons à continuer notre chemin dans la paix malgré nos épreuves.
La miséricorde est au cœur de la vie et de la mission de l’Eglise. C’est parce que nous en sommes les premiers bénéficiaires que nous pouvons en devenir aussi les humbles témoins. La miséricorde est ce qui rend tangible et visible la vérité profonde de l’Evangile.
Pour être fidèle à sa mission, il ne suffit pas que l’Eglise nous explique la miséricorde. Ce qui nous fait du bien, c’est de rentrer en contact vivant avec le mystère de cette miséricorde telle qu’elle prend corps dans de petits gestes simples de la vie de tous les jours. Par exemple, quelqu’un qui me rend service à un moment où je n’en pouvais plus ; ou une personne qui m’écoute et me soutient à un moment où j’étais angoissé et n’arrivais pas à m’en sortir ; quelqu’un qui me rejoint dans ma misère, devient mon ami et accepte de m’accompagner sur le chemin de mon relèvement. Ou encore être soulagé par un frère ou une sœur qui m’a tendu la main et m’a accueilli quand j’étais seul à porter mon fardeau. La miséricorde en acte est une chose précieuse entre toutes, quelque chose qu’on découvre avec bonheur au hasard d’une rencontre, une surprise qui nous est offerte gratuitement contre toute attente ; c’est un bienfait qui nous atteint au plus profond de nous-mêmes et que nous ne pouvons oublier. Recevoir la miséricorde avec gratitude ou la donner gratuitement crée des liens forts et durables entre nous, comme des liens d’une parenté qui se révèle à nous au moment où nous nous attendions le moins. Nous sentons à ces moments-là que fait surface en nous, et entre nous, une des plus belles facettes de notre humanité profonde, ce qui est, en fait, l’image de Dieu en nous, ce trésor que nous portons dans des vases d’argile.
En effet, l’image de Dieu le Père miséricordieux a été déposée en nous comme une semence de vie. C’est ainsi que chaque être humain, quelle que soit sa culture ou sa religion, porte en lui cette merveilleuse capacité d’aimer gratuitement, de servir de manière désintéressée, d’être miséricordieux envers ceux qui ont été blessés par la vie, comme Dieu notre Père est miséricordieux envers nous (Lc 6, 36). Cependant, cette image de Dieu en nous peut malheureusement être étouffée par notre tendance à accumuler au lieu de partager, à nous croire supérieurs aux autres plutôt que frères les uns des autres, à vouloir dominer plutôt que de servir. Ces tendances sont comme des insectes qui attaquent le bon grain de la miséricorde qui a été semé en nous et l’empêchent de pousser.
Créés à l’image du Dieu de Miséricorde, nous avons tous la responsabilité de cultiver la miséricorde dans les jardins de notre vie pour qu’elle bourgeonne, fleurisse et porte du fruit. La famille, l’école, la paroisse, le monde de l’entreprise et de l’économie comme celui de la politique sont chacun à leur manière des jardins où nous sommes invités à cultiver la miséricorde, chacun avec sa personnalité unique, ses talents propres, mais aussi avec la pauvreté de ses moyens et sa faiblesse humaine. Cette faiblesse, lorsqu’elle est reconnue humblement, n’est pas un obstacle à la culture de la miséricorde car elle est en fait le terreau de prédilection où Dieu aime déployer la puissance de son amour. Pour être des témoins crédibles de la miséricorde, il faut pouvoir reconnaître comment nous en sommes nous-mêmes les premiers bénéficiaires.
La mise en œuvre de Kleopas, projet catéchétique préparé avec patience et détermination depuis 3 ans, a commencé dans notre Eglise au début de l’année. Il est providentiel que cette mise en œuvre se situe dans le sillage du Jubilé de la Miséricorde car Kleopas a pour but de renouveler notre façon d’annoncer l’Evangile et de transmettre la foi à Maurice aujourd’hui. Or, le cœur de l’Evangile que nous devons annoncer n’est autre que la miséricorde du Père telle qu’elle nous a été révélée en Jésus. La foi que nous devons transmettre c’est avant tout la confiance que nous avons en la puissance de cette miséricorde qui éclaire notre vie, lui donne un sens et la transforme.
Résistons à la tentation de « faire uniquement la théorie de la Miséricorde » et mettons-nous humblement au travail dans notre jardin, pour cultiver la miséricorde avec cœur et intelligence, sans hésiter à nous salir les mains, à nous mettre à genoux. Cultivons-la avec l’ardeur du jardinier qui bèche, enlève les mauvaises herbes, prépare la terre, met du fumier, arrose. Cultivons-la aussi avec l’humilité du jardinier qui sait attendre avec patience et respecter le mystère de cette croissance souterraine qu’il ne peut jamais maîtriser.
La miséricorde cultivée avec ardeur et humilité dans les jardins de notre vie portera des fruits de paix, de solidarité et de fraternité que nous serons heureux de partager avec nos familles, nos voisins, nos collègues, nos compatriotes. Des fruits qui donneront à la vie de notre société mauricienne un goût plus prononcé d’humanité.
Chapitre I
Pour une culture de la miséricorde en famille
Le premier jardin où nous avons goûté à la miséricorde, c’est notre famille. C’est le premier lieu où nous avons été aimés gratuitement sans le mériter. C’est là que malgré toutes les faiblesses humaines de nos parents, nous avons été accompagnés dans nos premiers pas, soutenus, consolés. C’est là, dans nos familles que mystérieusement la puissance de la miséricorde s’est déployée dans la faiblesse de notre vie d’enfant et nous a fait grandir en humanité.
C’est pourquoi je m’adresse à vous, chères familles de l’Ile Maurice : le temps est venu de cultiver la miséricorde dans nos familles.
Le couple naît d’un d’amour partagé gratuitement
Malgré toutes les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, les jeunes cherchent toujours à fonder une famille parce qu’ils ont soif de vivre un amour stable, fidèle, fécond. Même si parfois par faiblesse ils se laissent prendre dans des aventures sans lendemain, attirés par un plaisir fugace, ce qu’ils cherchent au fond c’est la joie d’aimer et d’être aimés sur le long terme.
Et plus ils avancent, en tâtonnant quelquefois, plus ils découvrent que l’amour qui dure est celui qui est donné librement, celui qu’on ne peut acheter ou marchander, mais celui qui leur est offert gratuitement et qu’ils ne peuvent recevoir qu’avec gratitude. Paradoxalement, ce que les époux ont de plus précieux au monde – leur amour mutuel – échappe à leur contrôle. Car pour rester authentique, cet amour devra toujours être donné sans être forcé et sans mettre de conditions. L’amour gratuit qui a été échangé le jour de leur mariage est quelque chose de vivant qui cherche à grandir et doit passer par plusieurs étapes pour mûrir et s’épanouir. Pour cela, il a besoin d’être soigné, cultivé comme une plante dans un climat de chaleur humaine et de miséricorde vécue humblement sur le long terme. Mais cet amour est fragile ; il est porté par des hommes et des femmes blessés par le péché et évoluant dans un monde pécheur. Pour le cultiver, les époux doivent s’armer de beaucoup de patience, de respect de l’autre, de tendresse et de pardon.
L’amour conjugal, même s’il traverse de dures épreuves, peut grandir dans la générosité et la simplicité. Il est alors une des plus belles manifestations de l’image de Dieu qui ait été semée dans l’humanité. Comme nous enseigne le prophète Osée, c’est ainsi que Dieu aime son peuple : même s’il arrive que le peuple prenne Dieu pour acquis, même s’il « l’oublie », Dieu, lui, ne se fatigue pas et veut nous « séduire » de nouveau par sa miséricorde. A son peuple qui s’est conduit comme une épouse infidèle, Dieu dit « je vais la séduire, la conduire au désert, et là je parlerai à son cœur, (…) Je te fiancerai à moi pour toujours dans la tendresse et la miséricorde » (Os 2, 16-22 ; cf. Ex 33, 14 ; 34, 6). L’amour de Dieu pour nous ne coule pas toujours comme un long fleuve tranquille. Sa beauté vient plutôt du fait que, mis à l’épreuve par nos infidélités, l’amour devient patience et rebondit avec tendresse et miséricorde. C’est de cette beauté que les couples sont appelés à être l’image humble mais rayonnante.
Etre parent c’est aimer gratuitement
C’est cet amour de Dieu que les parents reflètent quand ils se donnent tout entier pour que leur enfant devienne un homme ou une femme épanoui humainement, un être libre et responsable. De même que l’enfant a besoin d’air pour respirer et se développer physiquement, il a besoin de sentir la chaleur de cet amour gratuit de ses parents pour se développer humainement.
Il seront alors appelés à exercer leur autorité en apprenant pas à pas à accueillir leur enfant, comme il est et non pas comme ils rêveraient qu’il soit, en respectant les goûts, les talents et la vocation qui se dessinent en lui, tout en lui offrant les balises qui lui permettront de mûrir et de mieux discerner son appel. Marcher à son rythme, avec patience, l’accompagner gratuitement en refusant de se projeter en lui. Le servir sans chercher à se servir de lui pour redorer le blason de la famille. Rester simplement au service de sa croissance. Cet exercice de l’autorité parentale relève d’un grand art. Il se nourrit d’un amour qui sait à la fois témoigner des valeurs essentielles à la réussite d’une vie humaine et donner du champ et du temps à l’enfant pour intégrer ces valeurs à sa manière.
Il y a chez les jeunes une soif cachée, pas toujours facile à exprimer, pour autre chose que les plaisirs éphémères qui ne nourrissent pas le cœur. Etre abreuvé de biens de consommation ne satisfait pas leur humanité profonde ; ils cherchent autre chose mais ne savent pas toujours ce que pourrait être cette « autre chose » ni comment la trouver. Ils ont besoin d’être mis devant diverses propositions concrètes et invités à choisir. Ils ont besoin aussi d’être encouragés et encadrés, mais par-dessus tout de trouver une oreille attentive pour écouter leurs craintes, leurs hésitations, mais aussi leurs découvertes.
Sans ces mamans héroïques, combien d’enfants, de jeunes sombreraient dans le désespoir et la délinquance, parce qu’ils se sentiraient des orphelins spirituels ? Quand on a le sentiment de ne plus appartenir à personne, alors la vie n’a plus de sens, on perd sa dignité puisqu’on ne compte plus pour personne. Alors on aura tendance à se dégrader soi-même et à dégrader son environnement. Des papas, des mamans ont su empêcher leur enfant de sombrer, simplement parce qu’ils ont su leur faire garder la certitude d’être un fils, une fille, aimés de leurs parents, d’appartenir à une famille, malgré toutes les bêtises qu’ils avaient pu faire.
La vie se charge ainsi de nous révéler à la fois la grande beauté et la grande exigence de l’amour gratuit dans une famille. Même si nous pouvons nous sentir dépassés, découragés par le peu de résultats que nous constatons, n’oublions jamais que cette capacité d’aimer avec patience, de témoigner de la tendresse et de la miséricorde gratuitement, a été déposée en nous comme une semence de l’image de Dieu. Une semence que nous sommes appelés, de par notre vocation d’homme et de femme, à cultiver dans notre vie de famille. C’est grâce à cette culture de la miséricorde que beaucoup de nos frères et sœurs pourront être sauvés et retrouver le goût de vivre.
Des temps gratuits pour cultiver la miséricorde en famille
Cette culture se déploie de manière simple, dans des gestes quotidiens à la portée de tous. Pour rester vivante, cette culture de la miséricorde a besoin d’être nourrie lors de temps gratuits qu’on aura soin d’aménager en famille, par exemple, des temps d’écoute et de dialogue entre époux, entre parents et enfants, entre frères et sœurs ; des temps de prière et d’écoute de la Parole de Dieu en famille, des temps de loisirs ensemble, des temps de célébration, pour faire mémoire. Etre avec les membres de notre famille tout simplement est souvent plus important que ce qu’on arrive à faire pour eux.
Ces temps gratuits n’arrivent pas tout seul. Ils demandent qu’on prenne quelquefois des décisions courageuses, par exemple, éteindre la TV et les portables durant le repas pour rester vraiment attentifs les uns aux autres et pouvoir partager le vécu de la journée ; ou encore refuser certaines invitations mondaines pour rester disponibles pour ses enfants, ou tout simplement donner de son temps pour préparer un repas spécial ou un loisir en famille.
C’est souvent à l’occasion de ces temps gratuits que les choses les plus importantes s’expriment tranquillement et que se tissent les liens qui dureront pour la vie. Notre capacité d’aimer gratuitement se nourrit de ces temps gratuits comme une plante qu’on cultive se nourrit de lumière et d’eau, imperceptiblement. Peu à peu, nous ne sentons plus le besoin de nous hisser à un certain niveau de performance sociale ou académique et nous restons à l’aise dans ce que nous sommes et dans l’accueil de ces trésors que sont tout simplement mon conjoint, mes enfants, mes parents, mes frères et sœurs. Au fur et à mesure que nous sentirons le bien que nous font ces temps gratuits, nous serons portés à nous donner gratuitement à notre tour, à donner de notre attention, de notre affection, de notre soutien.
Rien n’est automatique, il n’y a pas de recette pour cultiver la miséricorde en famille. Pour nous motiver, il y a seulement l’humble confiance dans la force de la miséricorde, cette puissance de la grâce de Dieu qui aime se déployer dans la faiblesse humaine, pour nous remettre debout dans l’espérance.
Chapitre II
Pour une culture de la miséricorde à l’école
L’école, cet autre lieu d’accueil, de développement humain et de socialisation pour l’enfant, ne peut répondre à sa vocation sans promouvoir, elle aussi, une culture de la miséricorde faite d’attention gratuite, de proximité, de compréhension et d’accompagnement.
Je m’adresse à vous, personnel enseignant, administratif ou de soutien des écoles catholiques, au moment où le projet Kleopas nous invite à réveiller ce goût de cultiver la miséricorde dans nos écoles.
La vocation d’éducateur
Beaucoup d’enseignants ont choisi leur métier par vocation. Ils avaient conscience que ce métier devait exiger d’eux plus que des diplômes, ou que l’acquisition de techniques et de savoir faire. Ils pressentaient que pour être un vrai éducateur et pas seulement un enseignant, il leur faudrait développer une manière d’être avec leurs élèves, une manière de s’intéresser à eux gratuitement, de chercher à les comprendre, de tenir compte de leur situation familiale, de les soutenir et de faire avec eux un bout de chemin.
Des enseignants, comme certains parents, sont déçus par le fait que le fonctionnement concret ou l’organisation d'une école ne fasse pas toujours la part belle à une culture de la gratuité et de la miséricorde. Ils constatent même quelques fois une certaine obsession pour le succès scolaire : la recherche des meilleurs résultats académiques prend le dessus et rend l’école tatillonne par rapport au curriculum à couvrir. Une équation simplificatrice souvent inconsciente, mais très opérante, semble guider ceux et celles qui succombent à cette obsession :
Meilleurs résultats à l’examen = accès à un bon collège
Etre élève dans un bon collège = accès à une bonne université
Accès à une bonne université = accès à un bon job
Accès à un bon job = accès à beaucoup d’argent. Point final.
Donc chercher les meilleurs résultats à n’importe quel prix.
Cette hantise pour les meilleurs résultats tend à instaurer à l’école une culture de la compétition à outrance qui s’avère très malsaine. On donne une importance disproportionnée aux 2 ou 3 points de plus qui donnent accès aux premiers rangs.
Même si en cette année 2017, la réforme éducative nationale a éliminé le CPE (Certificate of Primary Education) en le remplaçant par le PSAC (Primary School Achievement Certificate), le danger reste que l’on ne valorise pas suffisamment l’effort consenti et les progrès accomplis par chacun, à son propre rythme. Si l’on reste obsédé par les premières places aux examens, on ignore le long terme et on se concentre sur les échéances à très court terme. Après le PSAC, ce sera le National Certificate of Education (NCE), puis le Senior Certificate (SC) et le Higher School Certificate (HSC). On ne fait que préparer les enfants pour les examens, on ne les prépare pas suffisamment pour la vie.
Il ne faudrait pas pour autant que les enseignants, jeunes et moins jeunes, qui conçoivent autrement leur métier d’éducateur, se découragent et baissent les bras. D’une part il est heureux que la réforme dite du « 9 year schooling » se soit attelée à améliorer la structure de l’éducation et à proposer de nouvelles mesures qui ouvrent à des propositions pédagogiques plus adaptées aux besoins des différents élèves. Mais d’autre part il ne faut pas se leurrer : les meilleures réformes de la structure de l’éducation ne peuvent pas, par elles-mêmes, améliorer la qualité de l’éducation. Cette qualité ne peut venir que de l’investissement personnel et gratuit de l’enseignant lui-même. Au-delà d’une structure et de règlements plus adaptés, ce dont l’école a le plus besoin, ce sont des enseignants qui s’engagent par conviction à promouvoir dans l’école une culture de la miséricorde et de la gratuité qui seule peut humaniser l’éducation, et par là-même, la faire atteindre son vrai but : le développement humain intégral de l’élève. Le grand test qui permet de savoir si une école a vraiment intégré cet objectif central, c’est la façon dont elle porte attention aux élèves les plus faibles. L’acte d’éduquer est un service rendu à des personnes humaines et non pas simplement un élément de son job description. C’est une vocation et pas seulement un emploi.
L’accueil
Une culture de la miséricorde et de la gratuité dans l’éducation se traduit d’abord par une certaine qualité de l’accueil à l’école. L’accueil non pas seulement comme une activité le jour de la rentrée, mais comme une attitude constante qui se déploie tout au long de l’année. Prendre du temps pour faire connaissance avec chaque élève ; s’intéresser et valoriser ce qu’il sait déjà et qu’il a appris en dehors de l’école. Ne pas avoir peur surtout de « perdre » son temps. Car pour pouvoir apprendre avec plaisir et trouver son rythme, l’enfant a besoin de se sentir en confiance, d’être valorisé pour ce qu’il est, ce qui l’intéresse, ce qu’il peut déjà contribuer à l’école. Cet investissement gratuit est sans prix, parce qu’il va situer l’apprentissage dans une relation de confiance, dans une atmosphère plus détendue où l’enfant va se sentir à l’aise et ainsi va mieux se développer.
Accueillir le faible
Il arrive quelque fois que les élèves faibles, qui ne réussissent pas à suivre le rythme d’apprentissage, ne reçoivent pas l’attention qu’ils méritent et sont mis au fond de la classe au propre ou au figuré. Cette « négligence » ou pire cette « indifférence » entraîne des drames dont les effets se feront sentir tôt ou tard. Et cependant il aurait suffit d’un peu d’attention particulière de la part de l’enseignant, d’un peu de temps donné gratuitement pour comprendre, accompagner et redonner espoir.
Je me souviendrai toujours de cette enseignante du primaire à qui avait été confiée la classe de 3e. Elle remarque qu’un élève de 5e traîne tous les jours dans la cour de récréation durant les heures de classe. Elle l’observe attentivement et perçoit sur son visage une grande détresse. Un beau jour, elle va vers lui et lui demande pourquoi il est là dans la cour tous les jours durant les heures de classe. L’enfant lui répond qu’il a été chassé de sa classe parce qu’il n’arrive pas à suivre et qu’il fait du désordre en classe. L’enseignante lui propose alors de venir suivre la classe de 3e avec elle s’il le désire. L’enfant hésite puis accepte. Petit à petit, elle l’initie aux éléments du programme de 3e que l’enfant déjà rendu en 5e ne maîtrisait pas du tout. Même si cela était difficile pour lui, il s’y applique et y prend goût de plus en plus. A la fin de l’année, il prend part aux examens de 3e et obtient de très bons résultats. Cependant, à cause des règlements en vigueur à l’époque, la maîtresse d’école veut faire monter cet enfant en 6e. Mais l’enfant supplie de le laisser monter en 4e plutôt pour être suivi par la même enseignante qui l’avait accueilli gratuitement dans sa classe de 3e. Finalement, on permet à l’enfant de rester en 4e. Accompagné par cette même enseignante, il sera finalement reçu à l’examen de 6e et fera de très bonnes études secondaires. Il suffisait qu’une personne s’intéresse à lui et lui témoigne un peu de compassion et d’affection pour que cet enfant se développe et montre son potentiel. Il suffisait aussi qu’on ose contourner les règlements pour que l’intérêt de l’enfant prime. L’accueil gratuit du faible porte du fruit.
Accueillir la provocation
Je me rappelle de cet enseignant à qui un élève avait dit en classe « Monsieur, vous êtes un hypocrite ». Au lieu de renvoyer l’élève comme il l’aurait sans doute mérité, cet enseignant lui répondit simplement « c’est intéressant ce que tu dis là ; explique-moi comment je suis hypocrite ». Et l’élève qui avait bien observé son prof lui décrivit sa manière non convaincue d’imposer la discipline en classe et en dehors des classes, en ajoutant « je suis sûr que vous n’êtes pas d’accord vous-même avec cette discipline, mais vous nous l’imposez et vous nous punissez sans conviction simplement parce que vous y êtes obligé par le règlement ». Le professeur voyait bien que l’élève l’avait pris sur le vif et touchait un point sensible chez lui. Il reconnut alors la justesse de la remarque qui lui était faite et un débat passionnant et passionné s’ensuivit, ouvrant un large espace à la réflexion et à la recherche commune.
L’accueil fait à cet élève provocant avait mis en route un vrai processus éducatif qui rendit les classes suivantes attrayantes et participatives tout le reste de l’année. Simplement parce qu’un enseignant avait eu l’audace d’écouter activement et gratuitement ce qu’il y avait derrière la provocation d’un élève. Nous avons ici un écho de la spiritualité de ce grand éducateur, Don Bosco, qui invitait à sortir d’un système d’éducation répressif pour adopter une approche basée sur l’affection, la confiance et une saine interaction.
Accueillir le pauvre
Les pauvres méritent un accueil chaleureux et spécialement soigné à l’école. Ils ont une culture, un rythme, des conditions de vie à la maison dont l’école doit tenir compte et auxquels elle doit s’adapter si elle veut leur donner toutes leurs chances. Il faut croire dans le potentiel humain des plus pauvres et les accompagner avec patience. La qualité d’une école se mesure d’abord par les actions qu’elle déploie pour accueillir les pauvres. Chercher à les mettre à l’aise dans nos écoles, devenir leurs amis, vivre un partage mutuel, apprendre à recevoir autant qu’à donner, voilà qui éduque vraiment, voilà qui contribue au développement humain de l’ensemble des élèves.
Malheureusement les pauvres se sentent souvent exclus à l’école. Or, l’école, à partir du moment où elle est ouverte à tous, a pour vocation d’être avant tout un espace d’inclusion. Quand ils sont bien accueillis, les pauvres peuvent nous réserver des surprises. Comme en témoigne un petit épisode de l’histoire d’une école catholique primaire de la campagne. L‘incident se situe dans les premières années du 20e siècle. Un jour en fin de matinée, une enseignante voit arriver à l’école un petit garçon de 7-8 ans qui s’installe à l’arrière de sa classe, sans rien dire. Il a l’air fatigué, est vêtu pauvrement et ne porte pas de chaussures ; mais comme il reste tranquille et ne perturbe pas la classe, l’enseignante attend que la cloche sonne pour la récréation avant d’aller lui parler. Elle découvre que le petit garçon vient d’un village situé à environ 4 km de l’école, qu’il a fugué de chez lui et est arrivé à pied à l’école. Il ne veut pas rentrer chez lui, dit qu’il s’intéresse et demande s’il peut rester jusqu’à la fin des classes. L’enseignante hésite, mais devant l’insistance de l’enfant, elle lui donne quelque chose à manger et à boire et le laisse assister aux classes de l’après-midi.
A la fin de la journée, l’enseignante décide de le raccompagner chez lui pour rencontrer ses parents et leur expliquer la situation. Elle marche avec lui les 4 km qui séparaient l’école de son village. Lorsqu’ils arrivent à la maison de l’enfant, le père qui était angoissé par la disparition de son fils, le reçoit durement. L’enseignante a beau expliquer au papa que son fils était à l’école et que c’est elle qui l’a accueilli et l’a raccompagné, il ne veut rien entendre et ne décolère pas. Elle plaide pour l’enfant en disant que celui-ci semble intéressé et que lui, le papa, devrait le laisser aller l’école. Celui-ci rétorque qu’il n’a pas les moyens d’envoyer son fils à l’école et qu’il n’a qu’à rester à la maison et aider ses parents. L’enseignante propose alors de prendre l’écolage de l’enfant à sa charge. Le père est étonné qu’une proposition si généreuse vienne de quelqu’un qu’il ne connaît pas, mais il finit par accepter. On s’arrange alors pour que l’enfant se rende à l’école dès le lendemain. L’enseignante prend soin de l’enfant et l’accompagne personnellement jusqu’à ce qu’il atteigne le niveau requis pour continuer à suivre la classe par lui-même.
Cet enfant se montre assidu, est reçu aux examens, fait de plus en plus de progrès et finit par obtenir une des bourses de fin d’études primaires, ce qui lui permet d’avoir accès à l’éducation secondaire et plus tard à l’université. Cet enfant accueilli gratuitement dans une petite école de campagne deviendra plus tard le premier premier ministre de l’île Maurice indépendante.
L’accueil gratuit et attentionné d’un enfant est comme la petite semence de la parabole. Avec le temps, elle peut donner naissance à un grand arbre qui abritera d’autres sous son ombre.
Viser le développement humain intégral de l’enfant
Une culture de la compétition à outrance peut contribuer à hausser le niveau des résultats d’examens mais elle peut aussi grandement contribuer à faire baisser le niveau d’éducation d’une école. Pour faire contrepoids aux méfaits de la compétition scolaire, la réforme du 9 year schooling propose plusieurs mesures. Mais pour que ces mesures portent du fruit, les chefs d’établissement, les enseignants et le personnel administratif et non enseignant doivent intégrer personnellement ce qui est au centre de la visée éducative d’une école, le développement humain intégral de l’enfant. Il s’agit d’une visée à long terme, essentiellement gratuite, qui concerne tous les élèves, quel que soit leur niveau. Car l’école qui assume cette visée ne se préoccupe pas en priorité des quelques points qui feront passer l’un ou l’autre élève au premier rang et leur obtiendront quelques avantages immédiats. Elle est centrée plutôt sur l’élève, son parcours, ses avancées si petites soient-elles, ses reculs et les causes de ces reculs. Elle ne se contente pas de donner des points, elle accompagne patiemment l’élève sur la route souvent cahoteuse de son développement personnel.
L’important ce n’est pas que l’élève quitte l’école avec une tête bien pleine, mais avec une tête bien faite et surtout avec un cœur fraternel qui saura soutenir et accompagner comme il l’aura été lui-même à l’école. Il s’agit d’apprendre à l’élève à réfléchir, à argumenter, à prendre du recul, à bien poser les problèmes et à être créatif dans la recherche de solutions. L’urgence est de s’intéresser au long terme, d’équiper l’élève pour la vie et non pas simplement de le préparer pour des examens.
Ceci est particulièrement important aujourd’hui, car avec l’accès vulgarisé à l’internet, n’importe qui peut avoir accès à toutes les informations possibles et imaginables. Pour être bien éduqué aujourd’hui, il ne s’agit plus de retenir beaucoup de données, mais de savoir les interpréter, les évaluer, se forger un jugement, et pouvoir se confronter à d’autres points de vue. La priorité c’est de former des hommes et des femmes libres, qui savent prendre un recul critique, exercer un discernement, saisir les enjeux, donner d’eux-mêmes afin de pouvoir apporter une contribution originale à la vie de la société.
Pour développer ce sens d’une liberté responsable, une formation purement scientifique ou technique, toute nécessaire qu’elle soit, ne suffit pas. Pour éduquer vraiment, l’école doit proposer aussi des temps gratuits où l’élève est invité à réfléchir aux grands enjeux de notre époque dans différents domaines tels que l’écologie, la justice sociale, ou la famille. Il s’agit d’apprendre à débattre, à se construire une opinion, et ne pas se contenter de répéter ce qui se trouve dans les manuels.
Initier à l’interculturel
Dans la perspective du développement humain intégral de l’élève, l’école est appelée aussi à s’intéresser au défi que représente le vivre ensemble dans une société multiculturelle. Chaque élève arrive à l’école avec sa culture, ses valeurs propres et aussi avec sa foi religieuse. Se développer humainement consiste, entre autres, à approfondir et à apprécier sa propre culture, y être à l’aise, tout en s’ouvrant et s’intéressant à celle des autres. Pour éduquer et ne pas se contenter seulement d’enseigner des matières, l’école est appelée à investir du temps et donner de l’espace pour des échanges interculturels qui favorisent à la fois cette appropriation de sa propre culture et cette ouverture à celles des autres.
Cette question est loin d’être simple. Mais elle est aussi porteuse d’un des plus grands enjeux pour le monde contemporain façonné qu’il est par la globalisation, par les technologies de l’information et de la communication, par les migrations. Tous les pays y sont confrontés. En ce qui nous concerne à l’île Maurice, un des facteurs qui pourrait nous stimuler et nous pousser à nous rencontrer entre personnes de différentes communautés serait précisément de reconnaître ensemble la complexité du défi qui se pose à nous et de nous entraider dans la recherche des meilleures façons de le relever. D’une part il semble qu’on ne peut niveler toutes les aspérités des différences culturelles sous le rouleau compresseur de la simple citoyenneté. D’autre part, on ne peut pas non plus s’isoler dans les ghettos culturels, pensant que leurs murs sauront arrêter les échos des cultures voisines.
Un chemin de liberté et de croissance humaine pourrait être encore une fois celui de la gratuité et de la bienveillance. Il s’agit, par exemple de s’intéresser à la façon dont mes voisins qui sont d’une autre culture que la mienne, abordent les grandes questions de la vie humaine – comme l’écologie, la famille, la justice sociale, la célébration de sa foi religieuse. S’intéresser non pas avec une attitude hautaine comme si ma culture avait déjà trouvé les réponses à toutes ces questions et que ces réponses vaudraient pour l’humanité toute entière. Il s’agit plutôt de s’intéresser aux autres humblement et avec bienveillance pour découvrir comment s’expriment des hommes et des femmes de tel ou tel groupe culturel lorsqu’ils sont confrontés aux grands défis humains. Cette gratuité et cette bienveillance permettraient alors de découvrir des trésors cachés, mais aussi sans doute des failles sans lesquelles aucune culture ne serait vraiment humaine.
Il n’y a pas de solutions toutes faites pour assurer un vivre ensemble interculturel harmonieux dans une société donnée. Il y a seulement des attitudes à adopter, une manière de s’accueillir mutuellement et de cheminer ensemble, avec humilité et bienveillance, avec patience et persévérance, en refusant de s’imposer ou de se venger. Ce chemin peut nous conduire à devenir plus humain, tout simplement pour avoir pris la peine de découvrir et d’accueillir un autre visage de l’humanité.
C’est à l’école que ce chemin doit commencer, si l’école garde encore l’ambition d’éduquer et de conduire les élèves qui lui sont confiés sur la route de leur développement humain.
Chapitre III
Pour une culture de la miséricorde en paroisse
Le Jubilé de la Miséricorde qui vient de se terminer nous a permis de vivre des moments forts. Je rends grâce à Dieu notre Père qui nous a ouvert les yeux sur la beauté de sa tendresse, de sa patience.
Je lui rends grâce d’avoir touché nos cœurs et de nous permettre de continuer notre chemin avec une joie renouvelée. Je voudrais spécialement remercier les paroisses qui ont fait preuve de beaucoup de créativité et ont multiplié les initiatives pour que la tendresse et la miséricorde de Dieu soient rendues accessibles au plus grand nombre. Beaucoup parmi nous ont connu le bonheur d’une réconciliation avec Dieu, notre Père à l’occasion d’un pèlerinage à l’une des églises où l’on pouvait passer par la porte de la Miséricorde. Des messagers de la miséricorde sont sortis de leur confort et de leur routine pour aller à la rencontre des frères et des sœurs dans les quartiers et pour écouter ensemble la Parole de Dieu. A ces occasions, beaucoup de personnes ont redécouvert avec émerveillement le visage de Dieu notre Père. D’autres encore ont connu la joie de se mettre au service de leurs frères et sœurs qui vivent dans la misère. Elles les ont rencontrés gratuitement, ont donné de leur temps pour les écouter et ont accepté de faire un bout de chemin ensemble.
Depuis le début de l’année, les paroisses et les services diocésains se concentrent sur la mise en œuvre de tous les préparatifs nécessaires au démarrage du projet Kleopas. Je remercie tous ceux et celles qui s’attellent en ce moment à préparer les outils et les manuels de catéchèse, ainsi que ceux et celles qui ont accepté de suivre une formation pour animer la catéchèse des enfants ainsi que celle des parents et des enseignants. Or, voilà que le Pape François nous interpelle encore sur la nécessité de « faire grandir une culture de la miséricorde », ce qui peut aller jusqu’à « donner naissance à une véritable révolution culturelle ». La coïncidence entre cette insistance du Pape François sur la miséricorde au plan de l’Eglise Universelle et le démarrage de Kleopas dans notre Eglise locale est providentielle car elle donne du sens supplémentaire à notre projet Kleopas, elle montre sa pertinence, son urgence pour notre Eglise comme pour notre pays.
D’une part, en insistant sur le fait que la miséricorde n’est pas une parenthèse dans la vie de l’Eglise, le Pape François nous rappelle que le cœur de l’Evangile que nous cherchons à annoncer de manière renouvelée à travers le projet Kleopas n’est rien d’autre que la miséricorde de Dieu, notre Père. C’est elle qui « rend manifeste et tangible la vérité profonde de l’Evangile ».
D’autre part, cette coïncidence nous rappelle qu’aucune paroisse, aucun service diocésain ne peut transmettre la foi en la miséricorde du Père si cette miséricorde n’est pas vécue dans le concret de sa vie et de son organisation quotidienne. Développer une culture de la miséricorde au sein d’une paroisse c’est pratiquer la miséricorde que nous voulons annoncer. Et ceci est nécessaire pour annoncer l’Evangile avec crédibilité et avec fruit.
La vocation de la paroisse
Une paroisse n’est ni une ONG ni un club ; sa vocation c’est d’être une famille, une cellule visible concrète de la famille des enfants de Dieu. C’est Dieu lui-même qui a rassemblé un certain nombre de ses enfants de différentes cultures, de différents milieux sociaux sur un petit territoire. Il désire que ses enfants puissent se rencontrer, s’accueillir mutuellement, apprendre à mieux se connaître et cherchent à s’entraider et à se soutenir les uns les autres comme des frères et des sœurs. La paroisse devient une famille quand chacun commence à développer un sens d’appartenance, quand il se sent accueilli gratuitement, quand les autres vont remarquer s’il est absent ou quand on ira le visiter s’il est malade. La paroisse devient une famille quand les membres les plus pauvres et les plus vulnérables reçoivent une attention privilégiée, ne sont plus marginaux mais intégrés à la vie de la famille. La paroisse sera une famille quand chacun sentira qu’il reçoit quelque chose d’essentiel pour sa vie, et quand chacun verra qu’il peut contribuer quelque chose lui aussi. La paroisse devient une famille quand elle est un lieu où l’on n’assiste pas simplement à des activités intéressantes mais un lieu de vie où l’on grandit ensemble dans la foi, où l’on partage avec des frères et sœurs les joies et les peines du chemin.
Mais cette vie de famille ne se développe pas automatiquement sur une paroisse. Cela dépend beaucoup de ce que chacun est disposé à donner de lui-même et à donner gratuitement. Ce don de soi est à la portée de tous ; et il est ce que chacun de nous a de plus précieux à offrir. Il prend une forme concrète quand nous donnons un peu de notre temps : du temps pour une visite gratuite à ceux qui sont seuls ou malades, pour une rencontre avec ceux qu’on n’a pas vu depuis un certain temps, ou qu’on ne voit pas souvent ; du temps pour écouter ceux ou celles qui ont des choses lourdes à porter, comme les parents des toxicomanes ou les familles des prisonniers ; du temps pour accueillir des couples divorcés remariés, les mettre à l’aise à l’église, leur proposer de participer à une retraite ou à un groupe de partage avec d’autres divorcés remariés où ils seront accompagnés sur leur chemin de foi ; du temps pour accompagner les parents qui viennent faire baptiser leur enfant, ou dont l’enfant vient de faire sa Première Communion ; du temps pour se dire bonjour mutuellement et faire un peu connaissance à la sortie de la messe ; du temps pour se rendre à l’un ou l’autre des multiples services nécessaires à la vie et à la mission d’une paroisse ; du temps pour soutenir les enfants ou les jeunes qui ont des difficultés à l’école ; du temps pour accompagner quelqu’un dans une démarche difficile à faire, etc.
Les responsables d’une paroisse – le curé, les membres de l’EAP, les responsables de services ou de mouvements – ne doivent pas hésiter à faire appel individuellement à des chrétiens qui habitent sur la paroisse mais ne participent pas encore beaucoup à sa vie. Les inviter à participer, c’est les inviter à venir prendre leur place et apporter leur contribution à leur famille. Cela peut commencer par proposer à quelqu’un de venir participer à une session d’évangélisation organisée par la paroisse, ou tout simplement par lui demander un service. C’est vraiment beau la transformation que peut vivre un jeune ou un adulte lorsqu’on fait appel à lui et qu’il sent qu’il peut apporter une contribution utile. Sortir de soi, rendre service peut redonner du sens à notre vie, créer des liens, nous faire retrouver une certaine joie de vivre. Combien de personnes ai-je entendu témoigner du fait qu’en croyant apporter quelque chose aux autres lorsqu'elles se sont engagées dans la catéchèse, dans Caritas ou dans l’accompagnement d’un mouvement de jeunes, elles découvrent finalement que ce sont elles qui ont beaucoup reçu en se mettant au service des autres. A travers un service concret, ces personnes sont conduites à rencontrer le visage de Jésus serviteur qui nous invite à partager sa joie de servir. Elles reçoivent cette joie comme un cadeau qu’elles chercheront à partager gratuitement avec d’autres à leur tour.
La culture de la miséricorde c’est l’esprit de famille d’une paroisse
Partager gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement, être miséricordieux comme le Père est miséricordieux, c’est cela qui est au cœur de l’esprit de famille des enfants de Dieu ; c’est cela la culture propre à une paroisse. Cet esprit de famille est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint lui-même ; nous le recevons dans la mesure où nous restons ouverts à l’étonnante nouveauté de l’Evangile qui nous donne une joie simple et profonde. Cet esprit de famille nous l’absorbons par osmose dans une communauté vivante, mais nous le puisons aussi dans les récits fondateurs de la famille des enfants de Dieu : le récit de la vie du peuple de Dieu dans l’Ancien Testament et le récit de la vie de Jésus et de ses disciples dans le Nouveau Testament. Ces récits sont appelés « Parole de Dieu » parce que le témoignage du bonheur que peut apporter le déploiement de la miséricorde dans la vie d’un peuple est parlant pour nous aujourd’hui encore. Quand nous prenons la peine et le temps d’écouter cette Parole, l’Esprit Saint nous conduit à découvrir les chemins de miséricorde sur lesquels la famille des enfants de Dieu peut s’engager encore aujourd’hui. Cette Parole écoutée en famille, en quartier ou en paroisse, nous inspire et nous donne l’élan nécessaire pour devenir inventifs dans notre mission, comme elle l’a fait pour des générations de chrétiens depuis 2000 ans. Dans son message de carême cette année, le Pape François nous met en garde contre une certaine négligence de la Parole de Dieu qui peut conduire à l’aveuglement terrible du riche qui n’arrive plus à voir la dignité humaine de Lazare le pauvre qui gisait à sa porte.
L’écoute de la Parole de Dieu entretient cet esprit de famille
C’est pourquoi j’invite avec insistance toutes les paroisses à s’organiser pour que les communautés de quartier, les mouvements, les services, les groupes de voisinage prennent comme priorité pour ce carême l’écoute de la Parole de Dieu. Certaines paroisses ont pratiqué cette écoute depuis des années et peuvent témoigner des fruits qu’elles en ont reçus. Elles disent entre autres comment en écoutant la Parole de Dieu elles découvrent le visage d’un Dieu proche, plein de compassion et de tendresse qui ne se contente pas de donner des directives ou des règlements mais qui se révèle lui-même à ses enfants. Cette révélation est en même temps une invitation à partager sa manière d’être miséricordieux, de soulager ceux qui sont malades, de remettre debout ceux qui sont tombés, d’encourager ceux et celles qui perdent espoir. Des personnes simples, des jeunes, des adultes, des enfants témoignent qu’en découvrant ainsi la miséricorde de Dieu à travers l’écoute de la Parole, leurs yeux s’ouvrent, leurs cœurs sont touchés. Et quand ils s’engagent eux-mêmes, ils découvrent la joie de servir, le bonheur promis à ceux et celles qui sont miséricordieux.
La contribution de Kleopas à la culture de la miséricorde en paroisse
La mise en œuvre du projet Kleopas constitue en fait une contribution importante à la croissance de cette culture de la miséricorde essentielle pour la santé et le rayonnement d’une paroisse. D’abord, à travers des outils catéchétiques adaptés à chaque âge et à chaque situation, Kleopas invite les enfants, leurs parents, leurs enseignants à une écoute assidue de la Parole de Dieu tout au long du chemin d’initiation à la foi chrétienne.
De plus, l’initiation chrétienne des enfants et des jeunes que Kleopas veut renouveler demande que la paroisse ait une vie de famille. C’est en participant à cette vie imprégnée d’une culture de miséricorde que les enfants et les jeunes « imbibent » l’esprit de famille des enfants de Dieu et sont vraiment initiés à une vie chrétienne authentique.
Une vie de famille en paroisse imprégnée de la culture de la miséricorde va aussi donner un goût spécial aux temps forts que sont la célébration des sacrements. En particulier, le projet Kleopas nous encourage à réfléchir à notre manière de célébrer la messe du dimanche afin que les jeunes et les enfants ne s’y ennuient pas mais y reçoivent une nourriture pour leur vie et puissent aussi y exprimer leur action de grâce et leurs prières dans des termes qui leur soient adaptés. J’invite les paroisses à consentir à un effort spécial pour que les célébrations des messes du dimanche contribuent vraiment à la croissance de la foi de la communauté et à l’initiation des jeunes et des enfants à cette vie de foi.
Pour des messes dominicales plus accueillantes
C’est d’abord l’accueil qui contribue à rendre nos messes du dimanche vivantes et vivifiantes, des temps forts de la vie de famille des enfants de Dieu, et aussi des sources de cette vie. L’accueil n’est pas réservé au groupe d’accueil attitré : c’est une attitude qui peut prendre des formes simples, par exemple, ne pas se contenter de venir à la messe et d’être « pratiquant », mais inviter ceux et celles qui sont à la périphérie de la paroisse en les accueillant fraternellement à l’église. Ne pas les « regarder de travers » comme s’ils étaient des intrus mais les traiter comme des invités. Comme nous savons, pendant le carême, beaucoup de personnes associées à ces périphéries viennent à l’église mais n’y reçoivent pas toujours un accueil chaleureux de ceux et celles qui sont des pratiquants réguliers. Au lieu de juger ceux « qui ne pratiquent pas », mettons tout notre cœur dans l’accueil simple et fraternel de ceux qui viennent. Et pour accueillir réellement, il faut souvent s’adapter aux besoins de ceux qu’on accueille et ne pas se contenter de les critiquer parce qu’ils ne sont pas réguliers.
En particulier, cette année va commencer dans toute l’Eglise une préparation au Synode sur les jeunes qui se tiendra en 2018. A cette occasion, j’attire l’attention des paroisses sur l’effort spécial que nous avons à faire pour rencontrer les jeunes, les écouter, les accueillir dans nos célébrations et nous adapter à leurs besoins.
Pour des paroisses plus missionnaires
Il y a aussi l’aspect missionnaire de la liturgie qui s’exprime surtout à la fin de la messe quand nous sommes tous « envoyés » dans la paix du Christ. Cet envoi, il faut l’avouer, n’est pas très souvent pris au sérieux ni actualisé concrètement. Et cependant cet envoi a pour but de nous rappeler notre mission en tant que disciples du Christ pour aller partager gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement. A la fin de la messe nous ne sommes pas « congédiés » mais en fait « envoyés » en mission. Cet envoi peut prendre beaucoup de directions. Mais ici, je voudrais souligner deux directions prioritaires aujourd’hui : l’attention concrète à porter aux pauvres et la rencontre avec ceux et celles qui sont loin de l’Eglise peut-être mais pas nécessairement loin du Christ.
Déjà le projet Kleopas prévoit de confier une mission de visite gratuite à des volontaires qui s’engageraient à aller prendre contact avec les parents qui font inscrire leurs enfants pour le Baptême ou la Première Communion.
Pour le service des pauvres, nous voyons de plus en plus clairement qu’une paroisse ne peut plus se contenter de confier ce service uniquement à une petite équipe de Caritas. Ces équipes sont essentielles et font déjà du bon travail ; mais le souci des plus pauvres doit aussi être porté par des petites communautés de chrétiens qui rencontrent les pauvres dans leur environnement. Les membres de ces petites communautés peuvent offrir aux pauvres une amitié, un soutien fraternel dans la proximité et avec la créativité que seule une proximité peut susciter. Ainsi les pauvres voient plus clairement qu’ils peuvent participer eux aussi à cette lutte contre la pauvreté et ne pas rester simplement des bénéficiaires. Alors on devient peu à peu une famille avec les pauvres, on prie ensemble, on écoute ensemble la Parole de Dieu et on fait route ensemble.
Des expériences intéressantes dans ce sens ont déjà commencé dans des paroisses. Elles méritent vraiment d’être mieux connues et multipliées.
Cet envoi cherche à susciter en nous un mouvement de sortie, de don de soi-même. Non pas un mouvement agité comme si nous voulions quadriller le terrain, mais le mouvement paisible de ceux et celles qui acceptent de faire ce qu’ils peuvent et qui mettent leur confiance dans Celui-là seul qui peut toucher les cœurs. Comme le dit si bien la formule « allez dans la paix du Christ ». Il y a quelque chose d’essentiel qui manque à notre célébration si nous ne nous laissons pas gagner par cet élan missionnaire et paisible. Il y a vraiment beaucoup de créativité à déployer pour que cet envoi se traduise concrètement dans des propositions simples à la portée de tous, qu’ils soient enfants, jeunes ou adultes. Si nous sommes vraiment reconnaissants pour ce que nous avons reçu du Christ à l’Eucharistie, nous ne pouvons quitter l’Eglise comme on quitte un cinéma ou un restaurant. La dynamique même de la grande action de grâce qu’est l’Eucharistie nous pousse à aller partager gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement.
Les jeunes et les enfants ont besoin d’être accompagnés par des adultes pour découvrir la joie de servir ou de partager l’Evangile. Pour être initié à la vie chrétienne il ne suffit pas d’apprendre son catéchisme, mais il faut encore être invité à faire l’expérience concrète de ce double mouvement du « recevoir avec gratitude » et du « donner gratuitement ». Ce double mouvement qui ressemble à celui d’un cœur qui bat, est vraiment au cœur de la culture de la miséricorde que la paroisse est appelée à vivre et à faire vivre.
Chapitre IV
Pour une culture de la miséricorde en économie
Cultiver la miséricorde en économie nous fait sortir de l’indifférence et de l’individualisme où nous sommes tentés de nous enfermer. Cultiver la miséricorde peut « donner naissance à une véritable révolution culturelle » : celle qui consisterait à faire de la lutte contre la pauvreté le moteur de l’économie, à voir le combat pour le développement humain des pauvres comme un puissant levier économique capable de produire une rentabilité pas seulement financière mais aussi sociale.
De fait, le système capitaliste libéral, tel qu’il fonctionne actuellement, produit des inégalités de plus en plus grandes entre les riches et les pauvres. Beaucoup de grands économistes tirent la sonnette d’alarme et mettent en garde contre le danger que cela représente, non seulement pour la société, mais pour l’économie elle-même. Notre pays ne fait pas exception, même s’il a su prendre le virage de la diversification économique, de l’agriculture vers les services. Tout « miracle » économique à Maurice ne peut aujourd’hui se concevoir sans les hommes, sans une réelle fraternité, un partage, une gratuité. Il ne s’agit pas d’être naïfs ou fatalistes. Il ne suffit pas de dire que « c’est le système qui est comme cela, on n’y peut pas grand-chose ». Il ne suffit pas non plus de prétendre que changer de système apportera une solution, car les différents systèmes économiques qui se sont succédé ont tous produit les mêmes inégalités sociales. Vaclav Havel, ancien président tchécoslovaque, l’affirmait : « Ce n’est que par une vie meilleure que l’on peut construire un système meilleur ». C’est donc la révolution intérieure de chacun qui sera la source et la force d’une révolution culturelle de la miséricorde.
Pour une économie au service du bien commun
L’économie, le marché et les finances sont des instruments qui peuvent être bien utilisés si ceux qui les dirigent gardent toujours le bien commun comme point de mire du développement économique. Livrés à une logique marchande, ces mêmes instruments entraînent des conséquences humaines désastreuses parce que dominés par l’obsession d’un profit le plus rapide et le plus grand possibles, sans se soucier de la finalité humaine de l’économie. Dans sa lettre encyclique en 2009, le pape Benoît XVI souligne l’interdépendance entre l’économie et le social pour leur réussite respective. Il rappelle la nécessité de bienveillance vis-à-vis de tous ceux qui constituent une entreprise : « quand le marché est abandonné au gré des seuls intérêts économiques, il n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour fonctionner »[3]. Pour vaincre le sous-développement, il ne suffit pas d’améliorer les transactions fondées sur l’échange marchand, mais il faut aussi et surtout s’ouvrir à des formes d’activités économiques caractérisées par une part de gratuité et de communion[4].
La gratuité dans la gestion d’une entreprise consiste à tenir compte des intérêts de toutes les personnes qui contribuent à la vie de l’entreprise - les travailleurs, les clients, les fournisseurs, les communautés humaines qui dépendent de la production[5]- et pas uniquement de ceux des propriétaires.
A l’époque de la mondialisation, l’activité économique ne peut faire abstraction de ce principe de gratuité, car c’est lui qui répand et alimente la solidarité et le sens de responsabilité qui soutiennent l’orientation vers le bien commun[6] . Bien sûr, il n’y a pas un « marché de la gratuité » et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. Et pourtant l’économie du marché a besoin de personnes ouvertes au don réciproque[7] pour que le développement économique ait vraiment un visage humain.
La miséricorde, une des clés pour un profit plus humain
De plus en plus de voix s’élèvent aujourd’hui pour mettre en garde contre le danger que représente pour l’humanité une manière de gérer l’économie qui est obsédée par le désir de réaliser un profit toujours plus grand, et toujours plus rapide. Bien sûr, toute entreprise a la responsabilité de faire du profit, ne serait-ce que pour se renouveler, investir dans la recherche, améliorer la qualité de ses produits, investir dans la formation de son personnel. Cependant, autant l’entreprise doit faire du profit pour se maintenir en bonne santé, autant elle dépérit si elle ne vit que pour des bénéfices. La crise économique et financière de 2008, où de grandes banques et autres institutions financières se sont écroulées entraînant dans leur sillage beaucoup d’entreprises, a été une illustration effrayante des conséquences qu’entraîne l’obsession pour le profit rapide.
Curieusement, il ne semble pas qu’on ait tiré toutes les leçons de cette crise pourtant très grave. En effet, une insatisfaction et une inquiétude lancinantes se répandent de plus en plus, même chez les cadres et de grands patrons devant une économie qui, tout en se disant libérale et en revendiquant une grande liberté, ne réussit pas à se débarrasser de son asservissement aux diktats de la haute finance.
Quand l’économie se laisse piéger par les exigences de la seule finance, elle n’arrive pas à créer le nombre d’emplois nécessaires à l’équilibre d’une société ; elle a du mal à se réformer pour cesser de nuire à l’environnement ; elle continue à détruire la qualité de vie de son personnel en lui imposant des rythmes de travail inhumains. Ainsi menée, l’économie tend à s’éloigner de sa vocation première qui consiste à promouvoir non seulement le développement économique d’un pays mais aussi le développement humain des personnes.
Pour une économie respectueuse de l’environnement
A partir du moment où les opérateurs ne se laissent plus guidés par cette boussole du développement humain, ils ont tendance à produire des marchandises de qualité inférieure et quelquefois même nuisibles pour les consommateurs pourvu qu’elles rapportent beaucoup. Et le souci de la protection de l’environnement ou du bien-être des hommes, des femmes, des enfants, passe au second plan. Des sonnettes d’alarme ont été agitées récemment mais sans beaucoup de résultats ; par exemple, à l’occasion de la crise de la vache folle, de la grippe aviaire, et de la commercialisation de certains médicaments qui se sont avérés nocifs.
La crise économique qui a éclaté en 2008 n’avait pas seulement pour causes des défaillances techniques. Elle plongeait ses racines dans une méconnaissance de la vraie finalité de l’économie et de son lien vital avec le bien commun. Au lieu de chercher à répondre aux besoins réels des personnes, des opérateurs, emportés par l’ivresse de gains faciles, ont poussé les gens vers une consommation hors de proportion avec leurs besoins et leurs moyens réels. Ce qui, par ailleurs, entraîne des gaspillages scandaleux.
Fraternité et gratuité, ferments de l’économie
Ce n’est pas sans raison que, dès 2009, le Pape Benoît XVI mettait en garde l’opinion : « si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité »[8]. Ce principe de gratuité demande à s’intéresser à la vie des personnes et à prendre au sérieux leur développement humain et non pas seulement le succès financier comme finalité des entreprises.
Concrètement cela veut dire par exemple, veiller à ce que les produits que propose l’entreprise répondent aux besoins humains réels des hommes, des femmes et des enfants de notre génération et pas seulement aux impératifs de rentabilité. Par exemple, quand on produit des légumes, qu’on soit attentif à la santé des consommateurs et pas seulement au surplus de rentabilité qu’ils assureront à l’entrepreneur s’il utilise de manière excessive des pesticides et des fertilisants chimiques nuisibles à la santé des consommateurs et à l’environnement.
Le principe de gratuité a pour but aussi de faire contrepoids à l’esprit de compétition effrénée qui, laissé à lui-même, entraîne l’entreprise à sacrifier les conditions de travail, la qualité du produit et le temps que cette qualité demande, simplement pour être toujours la première, la plus puissante sur la place. Cette course à la première place empêche de voir ou même de considérer les bénéfices d’une saine complémentarité et d’une solidarité entre entreprises voisines pour contribuer à offrir des produits de qualité à un prix abordable. Cet esprit de compétition rend aveugle devant la contribution vitale des petites et moyennes entreprises pour générer de l’emploi et pour créer des environnements de travail plus humains.
Enfin, le principe de gratuité pousse l’entreprise à faire participer au maximum les employés à la réflexion et aux décisions concernant le sens humain à donner à leur production et les conditions d’emploi qui assurent que le rythme de travail ne soit pas déshumanisant. Cette participation peut aussi développer une saine créativité dans la recherche de moyens à prendre pour que l’entreprise ne nuise pas à l’environnement mais contribue plutôt à le conserver pour les générations futures ; une créativité également pour la mise en place d’un réseau d’entreprises partenaires qui se soutiennent et deviennent solidaires plutôt que compétitives.
L’enjeu est aussi grand pour le bien commun que pour les entreprises elles-mêmes. Car le succès sur la place du marché « globalisé » ne sourit pas simplement aux petits malins qui se moquent des clients et n’hésitent pas à produire de la qualité inférieure si cela rapporte plus. Aujourd’hui, les clients sont de plus en plus sensibles à la confiance qu’ils peuvent faire ou non aux producteurs. Or cette confiance qui est un élément vital du succès d’une entreprise ne peut être trompée indéfiniment ni impunément. Car elle repose surtout sur la capacité de l’entreprise à dégager ce parfum de gratuité qui peut paraitre insaisissable mais qui est déterminant, car le client perçoit toujours si l’entreprise à qui il a affaire cherche ou non à répondre à ses besoins humains réels. Cette confiance se construit avec patience et sur le long terme, mais elle peut facilement et rapidement se volatiliser si jamais le producteur ou l’entrepreneur cède à la tentation de négliger le sens du service de sa clientèle rien que pour augmenter sa rentabilité.
On le voit, la culture de la miséricorde en économie n’est pas simplement une question de bons sentiments, ou d’aumônes qui ne cherchent qu’à atténuer les effets néfastes d’une manière de gérer l’économie toute centrée sur le profit. Une culture de la miséricorde cherche plutôt à s’attaquer aux causes profondes qui engendrent ces effets. En faisant appel au principe de gratuité, en même temps qu’à celui de rentabilité, il est possible de participer à cette « révolution culturelle » inspirée par la miséricorde que le Pape François appelle de ses vœux, y compris dans l’économie.
Il s’agit d’abord d’une révolution de la pensée. Comme disait le physicien et théoricien Einstein :« on ne résout pas les problèmes avec les mêmes modes de pensée qui les ont engendrés »[9]. Il s’agit pour les opérateurs comme pour les consommateurs de se laisser habiter par un autre mode de pensée, un autre principe d’action, de réaliser en fait que la cupidité est la source de tous les maux dans la vie courante comme dans l’économie, que ce qui fait le bonheur de l’homme ce n’est pas son chiffre d’affaire mais la qualité humaine de sa vie.
Cette conversion intérieure est déjà entamée. Elle entraîne déjà une révolution silencieuse et non violente sur le terrain, avec des personnes et des groupes qui ont à cœur le développement humain comme en témoigne le livre et le film documentaire « Demain » de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Cet ouvrage valorise de multiples exemples concrets d’entreprises contemporaines qui font la démonstration que des alternatives existent et marchent. Par exemple qu’il est possible et même rentable de produire des légumes de bonne qualité sur une grande échelle, sans fertilisant chimique, à travers un grand réseau de petits producteurs, à un moindre coût financier et écologique, et que cela rend heureux.
Dans le même sens, les acteurs de « l’Economie de Communion » lancée par Chiara Lubich au Brésil en 1991 sont aujourd’hui nombreux et montrent eux aussi qu’il y a moyen de produire et de mettre ses produits sur le marché sans détruire l’environnement et sans blesser la communion entre les humains.
Chapitre V
Pour une culture de la miséricorde en politique
Dans le monde de la politique, la miséricorde s’exprime dans la pratique concrète du service désintéressé en vue du bien commun. C’est dans ce sens seulement que la politique peut être « la plus haute forme de la charité » comme disait le pape Paul VI. De fait, on ne peut devenir député ou ministre par simple choix comme on devient avocat, médecin, enseignant ou entrepreneur. Pour devenir député ou ministre, on doit être choisi par le peuple et mandaté pour le servir pour un temps. Ces élus sont responsables envers ce peuple qui les a choisis et leur a confié la charge de servir l’ensemble de la communauté, de travailler pour le bien commun du pays et pour assurer les conditions nécessaires au développement humain des personnes. Cette confiance qui a été faite à un député ou ministre est sacrée ; et pour honorer cette confiance, le chemin du service désintéressé s’impose. Ce service est nourri et soutenu par une attitude profonde du cœur qu’on appelle miséricorde, i.e., une proximité qui donne une sympathie pour ce que vit le peuple, un certain sens de ses joies, de ses peines, de ses angoisses et de ses combats. La miséricorde n’est pas l’attitude du grand chef qui prétend pouvoir régler tous les problèmes en se situant au-dessus du peuple. La miséricorde nous situe plutôt au même niveau que le peuple, comme compagnon qui l’écoute, l’encourage, fait route avec et fait appel à sa participation. La miséricorde invite aussi l’homme politique à descendre « dans la plaine » comme le dit le pape François.
Or, à Maurice comme dans d’autres pays, on voit s’exprimer aujourd’hui une certaine lassitude par rapport au fonctionnement de la politique dans nos démocraties. Les discours politiques de divers bords se ressemblent de plus en plus même s’il y a toujours certaines mesures marginales qui diffèrent. On parle de moins en moins de projet de société, on n’invite plus à réfléchir aux grands enjeux. On se chamaille sur les différentes façons de gérer le quotidien, sans prendre beaucoup de recul.
De plus des politiciens de tous bords donnent l’impression de reculer devant les mesures courageuses à prendre pour affronter les questions vitales qui touchent à la fois au développement humain et au développement économique – comme par exemple le fossé dangereux des inégalités qui creuse un écart de plus en plus grand entre la minorité des nantis et la majorité des pauvres. Avec les yeux fixés sur leur popularité immédiate ou à court-terme, et obsédés par le désir de se faire réélire aux prochaines élections, les politiciens se rendent vulnérables devant les pressions que leur font subir les lobbies financiers ou idéologiques. « Les débats de fond risquent alors de devenir otages de calculs électoraux ».[10]
Par ailleurs, les politiciens subissent aussi quelquefois la pression des technocrates qui revendiquent la possibilité de mettre en œuvre tout ce qui est devenu techniquement possible, rien que parce que cela est devenu possible. Or, un simple débat parlementaire ne suffit pas à donner le recul nécessaire pour arriver à de sages décisions sur des questions aussi complexes et aussi délicates que les manipulations génétiques, la filiation, les soins médicaux en fin de vie, la fécondation in vitro, les mères porteuses. D’où l’urgence de légiférer pour créer à l’île Maurice un genre de « Conseil National de l’Ethique » composé d’hommes et de femmes reconnus pour leur compétence et leur sagesse, et qui puissent statuer sur ces questions vitales pour l’avenir même de l’humanité.
Dans plusieurs pays, comme aussi chez nous, une certaine désillusion s’installe devant nos partis politiques qui ne se renouvellent plus. Ils ressemblent moins à de véritables partis qu’à des clans qui n’ont qu’un seul but : conquérir le pouvoir et y rester. Pour cela ils nous donnent le triste spectacle d’alliances qui se font et se défont au rythme de leurs intérêts claniques. Une fois arrivés au pouvoir, ils succombent les uns après les autres aux mêmes tentations de clientélisme et de corruption qu’ils avaient critiquées si sévèrement quand leurs adversaires étaient au pouvoir.
Mais les citoyens qui se plaignent ont eux aussi leur part de responsabilité. Lors des élections est-ce que j’ai donné mon vote à un candidat parce qu’il défendait une cause importante pour le pays, ou simplement parce qu’il m’a fait quelques cadeaux durant la campagne électorale et m’a promis des récompenses après la campagne ? Est-ce qu’une fois les élections passées, j’interroge le député de ma circonscription sur l’avancée du programme sur lequel il s’est fait élire ? Ou est-ce que je me contente de le traiter comme un simple « parrain » qui doit me faire avoir un job ou des chaises et des « gâteaux piments » pour la fête que j’organise ?
Finalement, n’avons-nous pas les politiciens que nous méritons ? Et si nous qui les avons élus ne nous intéressons pas aux vrais enjeux de société, comme par exemple une lutte contre la pauvreté qui soit réfléchie, respectueuse des personnes et vise le long terme, comment voulons-nous que nos élus s’y intéressent ?
Il est triste de voir se dévaluer ainsi sous nos yeux le fonctionnement de notre démocratie. De partout s’exprime le désir de voir émerger une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques qui s’engagent avec un certain idéal, avec un projet pour l’île Maurice, qui fassent participer le peuple à la réflexion. Mais le sens du service désintéressé, si nécessaire pour garder une démocratie en bonne santé, ne s’improvise pas. Il doit être cultivé d’abord dans la société civile elle-même pour qu’il puisse bourgeonner et porter du fruit ensuite au niveau politique. Les enjeux sont trop grands pour que nous attendions seulement qu’une nouvelle génération de politiciens nous tombe du ciel. Ils ne tomberont pas du ciel. Ils ne peuvent que germer du terreau familial, scolaire et social mauricien, si seulement nous prenons la peine d’y déposer des semences de miséricorde et de les cultiver.
Nos frères et sœurs Rodriguais qui viennent de vivre une élection régionale se sont posés la question avant nous. Dès l’année dernière, durant le jubilé de la Miséricorde, ils interrogeaient leur évêque, Mgr Alain Harel, sur le lien qu’il pouvait y avoir entre la miséricorde et la manière de vivre son engagement politique, comme candidat ou comme électeur. Dans une lettre pastorale publiée à la Pentecôte 2016 sous le titre « La Politique et/est Miséricorde », Mgr Harel leur proposait des repères pour les aider à réfléchir et à agir. Je reprendrai librement ici quelques-uns de ces repères.
Le lien entre politique et miséricorde dans la Bible
Dans un des textes fondateurs de la Bible, le livre de l’Exode, on raconte comment Dieu a vu la misère de son peuple réduit à l’esclavage en Egypte, comment il a entendu son cri et est descendu pour le délivrer en envoyant pour le servir des hommes comme Moïse. Cet événement fondateur a bien une dimension politique importante puisque c’est à partir de cette délivrance inspirée par Dieu et soutenue par lui que des esclaves dispersés se sont structurés en peuple avec des repères moraux, les 10 Commandements des règles de vie, un style de gouvernement, etc. C’est la miséricorde de Dieu qui motive Moïse pour qu’il travaille dur afin que les Hébreux en Egypte deviennent vraiment un peuple libre. Et la source de l’engagement politique de Moïse réside dans le regard miséricordieux de Dieu sur son peuple et dans son appel à Moïse pour servir ce peuple.
Distinguer le domaine religieux du domaine politique
Cependant la Bible ne propose à personne un programme politique « clé en main » pour telle ou telle situation. Dieu respecte trop notre liberté et notre créativité pour chercher à se substituer à nous dans les responsabilités qui sont les nôtres. Jésus le dit explicitement en réponse à une question piège de ses adversaires qui voulaient l’entraîner sur le terrain glissant du mélange de la religion et de la politique : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce qui veut dire en clair, prenez vos propres responsabilités en politique – le domaine de César. Mais ne négligez pas non plus de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c’est-à-dire, d’écouter sa parole et de vous en inspirer. Car c’est là que vous trouverez les repères essentiels qui vous guideront dans votre manière de faire de la politique. Par exemple, la politique n’a pas pour but d’assouvir vos ambitions et de vous aider à devenir de grands chefs. La politique est plutôt un service humble qui consiste à proposer un projet de société qui donne du sens à la vie d’un peuple, qui fait appel à la participation des citoyens qui eux aussi alors prennent goût à servir. C’est par le service désintéressé seulement qu’on peut redonner à la vie politique ses lettres de noblesse.
La politique n’est pas toute puissante
La politique occupe une place importante dans la vie d’une société. Elle y joue un rôle clé. Il est donc tout à fait légitime et nécessaire que des hommes et des femmes aspirent à exercer le pouvoir politique au sein d’un parti, et proposent un projet qui garantisse à la société les conditions d’une vie saine, dynamique et paisible, ainsi qu’aux citoyens les moyens d’assurer leur développement humain intégral.
Cependant, le pouvoir politique, comme toutes les autres formes de pouvoir, peut griser celui ou celle qui l’assume et le conduire à un sentiment de toute puissance qui le pousse à se croire tout permis. C’est alors que le politicien peut être tenté de se prendre pour un messie, de prétendre qu’il peut tout résoudre et rendre ainsi le peuple trop dépendant de lui. Pour rester au pouvoir, il sera tenté de s’entourer d’une clique de suiveurs inconditionnels, de séduire l’électorat avec des promesses irréalistes et sans lendemain. Et quand les gens seront déçus, il dira qu’ils sont des ingrats.
Pour sauver la politique – s’intéresser au développement humain intégral
Assumer une responsabilité politique dans un esprit de service désintéressé veut dire concrètement élaborer, proposer et mettre en œuvre un projet de développement non seulement économique mais humain pour la société. Pour faire du développement, il ne suffit pas de viser un taux de croissance économique plus élevé pour le pays, ou un taux d’enrichissement plus rapide pour la population, ou de stimuler simplement la consommation. Se contenter de proposer au peuple plus de pains et plus de jeux est la route la plus sûre pour conduire à une décadence sociale. Car l’homme ne vit pas seulement de pain. Bien sûr qu’il en faut, et qu’il faut commencer par là. Mais les personnes qui ont un sens de leur dignité aspirent à beaucoup plus que cela ; elles cherchent comment se développer humainement dans une vie de famille stable, à travers une éducation adaptée à leurs besoins, elles souhaitent participer intelligemment à la production d’une nourriture saine, à la protection de leur environnement, à des activités sportives (compétitives ou non) à une création artistique, à une vie culturelle ; elles souhaitent pouvoir disposer de lieux et de moments pour le ressourcement spirituel, etc.
Pour sauver la politique – faire participer le peuple à l’élaboration et à la réalisation d’un projet
La politique, en tant que service désintéressé d’un peuple, cherche à stimuler une réflexion sur les priorités de l’heure au stade où une société est rendue sur son chemin de développement humain. Elle propose des objectifs réalisables, suscite une participation active à la réflexion comme à la réalisation des objectifs. Tous les milieux sociaux, toutes les communautés ont quelque chose d’important, d’unique même quelquefois, à contribuer au développement humain de l’ensemble. Au lieu de dresser une communauté contre une autre – souvent pour tenter d’asseoir son propre pouvoir – un vrai service politique cherche au contraire à inviter chacun à apporter sa pierre.
Nelson Mandela a été un de ceux qui a incarné ce type de service en politique. Dès qu’il fut élu il s’est employé à faire participer toutes les composantes de la société sud-africaine à la renaissance du pays. Dans son engagement pour la vérité et la réconciliation, il s’est laissé inspirer par « l’Umbuktu », le nom donné à une valeur centrale de la culture africaine selon laquelle aucun homme ne peut exister et devenir vraiment humain sans l’apport de ses frères et sœurs. Dans cet esprit, les personnes d’autres cultures deviennent des dons qu’on doit chercher à accueillir, et non pas des menaces contre lesquelles on doit chercher à se protéger. En incarnant cette valeur, Nelson Mandela a rendu un service inestimable à son pays, il a sauvé l’Afrique du Sud à un moment crucial de son histoire.
Le service désintéressé en politique est non-violent
Souvent cependant, cet esprit de service désintéressé peut être mis à l’épreuve. Car le chemin du développement humain d’un peuple est lent et ardu. Et les hommes politiques peuvent perdre patience, être tentés de camper dans une position défensive quand ils sont critiqués, ou de répondre à la violence par la violence. L’exemple du Mahatma Gandhi en Inde nous enseigne comment le service désintéressé en politique passe par la patience, et comment cette patience nous conduit à adopter une attitude et des comportements non violents. Répondre à la violence par la violence – dans les actes et dans les mots - nous donne quelquefois l’illusion d’être plus forts et d’avoir gagné. Mais ce type de réponse ne permet pas d’atteindre des objectifs durables ; elle ne construit rien et fragilise plutôt une société. La non-violence au contraire ne cherche pas à gagner à tout prix, ni à humilier ou à soumettre le vaincu. La non-violence cherche plutôt à vaincre le mal par le bien ; c’est-à-dire à continuer à avancer sur le chemin du service désintéressé même si ce service peut déplaire à certains, et nous attirer des ennuis. Continuer à servir en faisant confiance à l’adversaire chez qui il y a un fond d’humanité qui lui permettra de reconnaître en son temps le bien fondé du service où on était engagé. Pour cela, Gandhi a accepté de souffrir, d’être rejeté par certains, d’être violenté même quelquefois ; mais il a su attendre, donner du temps à l’adversaire pour qu’il le rejoigne à mi-chemin. C’est à travers sa persévérance dans un service non-violent et désintéressé que Gandhi a largement contribué à obtenir l’indépendance de son pays dans la dignité.
Le service désintéressé en politique fait confiance à la société civile
Le service désintéressé en politique, c’est aussi faire confiance à la société civile et chercher plutôt à « empower » le peuple qui a pour vocation de tenir sur ses deux pieds. Les corps intermédiaires, les ONG, doivent être encouragés à apporter leur contribution dans des domaines comme celui de l’éducation des plus faibles, la lutte contre la pauvreté, l’accompagnement des familles, la prévention contre la drogue, la protection de l’environnement, le logement social, etc.
C’est pourquoi je ne peux m’empêcher ici de regretter la direction que prend aujourd’hui la gestion des fonds provenant du CSR des entreprises. Beaucoup de personnes généreuses et disposées à s’engager dans la lutte contre la pauvreté ne comprennent pas pourquoi faire passer la moitié ou trois quart de ces fonds sous le contrôle d’une fondation du Gouvernement gérée par des représentants des entreprises et du gouvernement. Cela semble ajouter un intermédiaire et un ralentisseur inutiles et prive les entreprises ainsi que les ONG, de la possibilité d’exercer leur responsabilité conjointement avec liberté et créativité. Cela prive aussi la lutte contre la pauvreté de la contribution des entreprises en termes de proximité, de savoir-faire et de dévouement. Cette contribution apporte beaucoup au développement humain intégral d’une société. Il faut reconnaître que le Gouvernement a le devoir d’établir des normes de transparence et de bonne gouvernance pour les ONG qui désirent avoir accès aux fonds du CSR. Il peut aussi indiquer aux entreprises les domaines prioritaires où ils devraient s’engager. Mais comme le sigle CSR l’indique, il s’agit de la responsabilité sociale des entreprises. Il faut faire confiance aux entreprises et les stimuler au contraire à apporter leur contribution dans un partenariat fructueux avec les ONG. Retirer une grande partie de cette responsabilité des entreprises dans leur relation avec les ONG semble donner un mauvais signal. La société civile est un acteur incontournable du développement humain dans une société. L’Etat, tout en établissant des normes et des garde-fous nécessaires, doit lui donner les moyens d’apporter cette contribution de valeur.
L’exemple de ceux et celles qui ont su vivre leur engagement politique comme un service désintéressé dans beaucoup de pays, nous montre qu’un tel service n’est guère possible sans une vraie vie spirituelle. Je ne parle pas ici de la simple observance de rituels religieux mais plutôt de la nécessité pour les hommes et les femmes politiques de prendre du temps pour la lecture, la méditation et la prière. Cela leur permettra d’évaluer honnêtement et régulièrement leur engagement. Se ressourcer ainsi permet aussi de garder le cap et de ne pas se laisser disperser. Prendre du recul et se nourrir spirituellement permet de résister aux tentations et de tenir dans un style de leadership dont l’ambition est d’offrir un vrai service sur le long terme.
Conclusion
S’engager à cultiver la miséricorde, à promouvoir le geste gratuit, le service désintéressé en famille, à l’école, en paroisse, dans le monde de l’économie et de l’entreprise, comme en politique ne va pas de soi. Certains se méfient de la miséricorde. Ils ont peur qu’elle bouleverse l’ordre établi, qu’elle soutire les délinquants à force de vouloir les comprendre ; d’autres insisteront qu’il faut s’en tenir aux règlements ; ou bien qu’en économie on ne peut pas mélanger charité et rentabilité.
D’autres encore vous diront que la miséricorde n’est pas très efficace. On ne peut pas payer des gens pour être miséricordieux. On ne peut pas l’organiser comme on organise une campagne électorale ou une campagne de publicité. On ne peut pas mesurer ses effets avec précision. Elle ne résout pas vraiment les problèmes ; elle les effleure et passe seulement un peu de baume mais ne guérit pas vraiment.
En effet, la miséricorde est un mystère que nous n’arrivons pas à saisir, à expliquer, à justifier. On ne maîtrise pas la miséricorde. Mais n’est-ce pas là justement sa beauté ? Celle de permettre tous les possibles ? On ne peut pas l’acheter puisqu’elle est essentiellement donnée gratuitement. On ne peut que lui faire confiance. Car elle a sa source en Dieu qui a voulu lui donner une figure humaine, en Jésus d’abord, mais aussi en chacun de nous qu’il a créés à son image. La miséricorde est un mystère dans le sens que c’est une réalité tellement belle, tellement précieuse qu’elle ne peut se révéler tout d’un coup dans toutes ses dimensions. On peut seulement la rencontrer à travers de petits flashes au fur et à mesure que des personnes comme vous et moi l’exprimons dans notre vie. On découvre sa beauté unique au fur et à mesure que nous la recevons nous-mêmes, et que nous en faisons cadeau aux autres.
On sent bien qu’elle est là quand elle s’exprime mais on ne peut pas la cerner, l’enfermer dans des catégories ; pas plus tôt elle nous apparaît et nous éblouit qu’elle nous échappe. Nous ne pouvons que l’évoquer à travers des images comme Jésus lui-même l’a fait dans l’Evangile – par exemple dans la parabole du Semeur.
Cultiver la miséricorde comme le Pape nous y invite, c’est d’abord la semer. Semer tout en sachant que le bon grain ne rejoindra pas toujours la bonne terre et risque en effet d’être rejeté et se dessécher. Semer tout en sachant que d’autres sèmeront sans doute de la mauvaise herbe dans le même champ et que cela risque de l’étouffer. Semer avec patience sans vouloir tout contrôler, tout organiser, tout régenter. Semer en faisant confiance au potentiel formidable que recèle une petite graine, semer en faisant confiance aussi à la capacité d’accueil de ces coins de bonne terre qui se cachent souvent sous les terrains rocailleux ou couverts d’épines – ces terreaux ignorés, rejetés, mais qui peuvent aussi être si féconds.
En effet, un acte de miséricorde, aussi petit soit-il, peut avoir un potentiel de transformation sociale beaucoup plus important dans le temps et dans les consciences que beaucoup d’actions d’éclat qui reçoivent une exposition médiatique.
Par exemple, l’amitié qui avait grandi entre des travailleurs sociaux hindous et chrétiens d’un même village a été déterminante en février 1999 lorsqu’ont éclaté les émeutes après la mort du chanteur Kaya. La confiance qui s’était tissée entre eux alors qu’ils étaient engagés ensemble dans un service gratuit des plus pauvres a été un rempart plus puissant que tous les grands discours pour éviter un bain de sang dans ce village.
Ou encore le geste gratuit de cette famille musulmane qui, au cœur des émeutes de 1968, a caché dans la cave de sa maison une famille chrétienne qui était en danger a encore un impact aujourd’hui. Ces gestes forts mais souvent peu connus, sont les socles les plus solides sur lesquels peut se construire la paix sociale.
Cultiver la miséricorde crée une fraternité, une solidarité entre semeurs. Ils restent en lien les uns avec les autres, ils s’encouragent, échangent des expériences. Ils ne verront pas toujours les fruits de ce qu’ils auront semés car « autre est le semeur, autre le moissonneur » (Jn 4, 37). Mais ils seront toujours heureux d’avoir été eux-mêmes ces « grains de blé jetés en terre » (Jn 12, 20-33) qui ont accepté de mourir, i.e., de renoncer aux ovations populaires ou à des profits mirobolants pour simplement porter du fruit – du fruit qui permettra aux générations futures de vivre avec plus d’humanité.
En terminant je voudrais faire un appel aux jeunes. Cultiver la miséricorde est un projet que vous pouvez porter. Vous avez le désir de travailler au vrai changement. Croyez en la force de la miséricorde, du geste gratuit. Vous êtes les artisans du monde de demain. La manière d’éduquer, la manière de gérer l’entreprise privée, de faire de la politique ne répond plus aux aspirations des citoyens. Ils ont soif d’autre chose ; ils ont besoin de respirer un air plus pur. « Voici venu maintenant le temps de la miséricorde » nous dit le Pape François. Vous pouvez faire grandir cette culture de la miséricorde, vous pouvez être les artisans de cette révolution culturelle. La préparation du prochain Synode sur la jeunesse à Rome peut être une occasion formidable de rencontres, d’échanges de réflexion, de prière et de conversion pour devenir chacun dans son jardin et dans le grand jardin de notre pays, des semeurs de miséricorde. Le Pape François compte sur vous. L’Ile Maurice compte sur vous.
Cardinal Maurice E. Piat
Evêque de Port-Louis
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