Chers frères et sœurs Mauriciens,
Deux ans ! Deux ans que nos vies respectives, celle de nos familles, de nos services publics dont les hôpitaux et les écoles, de nos entreprises, de nos lieux de travail ont été bouleversés par une pandémie que personne n’a vu venir. Deux ans que nous vivons entre la peur de la maladie, l’insoutenable douleur de la perte de proches, d’amis, de collègues, ces deuils difficiles à faire, et l’espoir de voir le bout de ce tunnel interminable dans lequel notre humanité s’est retrouvée. Deux ans pendant lesquels nous avons courageusement tenu bon, accepté les restrictions de liberté et connu la fermeture de frontières.
Vous avez dû prendre sur vous pour vous adapter et pour chercher à maintenir une certaine qualité de vie au milieu des restrictions sanitaires. Vous avez fait preuve également d’une grande solidarité pour parer aux premières nécessités de ceux et celles qui arrivaient difficilement à garder la tête hors de l’eau.
La vie de l’Eglise et celle des autres religions n’a pas été épargnée par cette pandémie. Pour la troisième année consécutive, les grandes fêtes religieuses hindoues et musulmanes et pour nous, chrétiens, le Carême et la fête de Pâques – ces moments qui nous sont si chers – devront être vécus sans les grands rassemblements qui sont les temps forts de notre vie de foi.
Il faut reconnaître que la gestion de la pandémie tant sur le plan sanitaire que sur celui de ses répercussions économiques a donné beaucoup de fil à retordre aux autorités de l’Etat. Elles ont dû redoubler d’efforts, trouver des solutions pour faire face à cette crise sanitaire, maintenir le pays à flot et relancer l’économie. On peut comprendre qu’une navigation à l’œil a constitué une épreuve de taille dans un contexte planétaire inédit, et dans un quotidien à ce point imprévisible que chaque jour apportait son lot de nouveaux défis. Les autorités y ont fait face avec courage et ténacité.
Cependant dans tout ce remue-ménage, le dialogue social et la transparence ont été des victimes collatérales de cette gestion compliquée de la crise sur plusieurs fronts à la fois. Maintenant que nous entrons dans des eaux plus calmes, il est temps de redonner du souffle au dialogue démocratique, d’encourager une large concertation sociale pour mobiliser toutes les énergies en vue d’une reconstruction – pas seulement économique.
Plus ou moins à la même période, l’Eglise elle aussi est passée par une crise grave : celle du scandale des abus sexuels sur mineurs de la part des prêtres et des religieux, et celle du manque d’écoute et de soutien aux victimes de ces abus. Cette crise a fait apparaître un dysfonctionnement grave dans notre manière de vivre ensemble en Eglise et dans notre style de gouvernance.
D’où l’appel pressant du Pape François à nous remettre en question et à nous engager dans un processus de concertation et de dialogue – appelé synode - pour donner un nouveau souffle à la vie et à la mission de l’Eglise.
Le fait que l’Eglise et la société soient touchées simultanément par le même genre d’interpellation me conduit à reconnaître combien facilement nous pouvons être aveuglés par le mirage d’un bien-être en surface sans voir les « carias qui rongent notre poteau » et qui risquent, en le faisant pourrir, de mettre en péril l’édifice démocratique de même que l’édifice ecclésial.
Pour nous chrétiens, le Carême est un temps favorable pour accueillir une telle remise en question ainsi que l’invitation, qui va avec : convertir notre manière de vivre en Eglise et en même temps contribuer à donner un nouveau souffle à notre vivre ensemble démocratique.
La grande crise socio-économique qui s’est abattue sur nous dans le sillage de la pandémie Covid 19, nous a invités à réfléchir. Elle met à nu notre vulnérabilité commune. Elle révèle la fragilité des sécurités éphémères sur lesquelles nous nous étions appuyés. Elle fait apparaître comment notre bien-être nous avait confinés dans des bulles d’indifférence[1], négligeant ainsi ce souci de l’ensemble, cette attention aux souffrances qui nous entourent, cette culture de la rencontre et du dialogue qui renforcent tellement la vitalité d’un peuple. Au cœur de ces manquements, nous chrétiens, croyons dans un Dieu qui fait alliance avec son peuple en chemin. Cette proximité nous réveille et nous invite à entendre à travers la crise l’appel à renforcer notre sens d’appartenance au peuple mauricien.
Un peuple est plus qu’un pays ou qu’une nation. Il ne se réduit pas simplement à la somme des habitants d’un même territoire, détenteurs d’un même passeport. Un peuple est une réalité vivante, fruit de la rencontre d’éléments disparates, une réalité qui naît et grandit dans les luttes, les rencontres et les difficultés partagées au long d’une histoire commune. Un peuple peut avoir des désaccords, des différences profondes, mais il peut aussi marcher ensemble à partir du moment où ceux qui le composent entendent l’appel d’un destin commun et décident de vivre ensemble. Or, cette décision n’est possible que si elle repose sur un socle de valeurs fondamentales telles que le respect de la dignité de la personne humaine, l’amour de la liberté, la démocratie, le sens de la justice et de la solidarité, la défense de la famille, etc. Se connaître en tant que peuple c’est être conscient de quelque chose de plus grand qui nous unit, ce NOUS qui s’appuie sur les trésors de nos origines ethniques pour ne faire qu’UN. Un peuple ne peut se réduire à une identité juridique.[2].
C’est pourquoi nous pouvons dire qu’un peuple, notre peuple, a une âme, une conscience. Celle-ci s’est forgée à des moments clés de notre histoire, lors des efforts partagés par tous pour franchir un cap difficile sur le chemin du développement, ou des épreuves nationales surmontées ensemble. Cette conscience se réveille, est alertée lorsque notre République est touchée dans son intégrité territoriale, dans ses institutions, dans son environnement. On pourrait parler de moments « fondateurs » ou de « refondation » dans la mesure où, pris en pleine tourmente, le peuple vit un sursaut, retrouve sa dignité et s’appuie sur ses valeurs fondamentales pour sortir grandi de l’épreuve. Nous pourrions transformer cette pandémie en un tel moment de refondation en profitant de l’occasion pour encourager un large dialogue social sur les défis qui sont les nôtres en cette période d’après Covid qui s’ouvre devant nous.
L’Eglise est imbriquée dans le peuple mauricien. Elle n’est ni à côté ni au-dessus de lui, mais avec lui sur le chemin de l’Histoire. Elle partage ses joies et ses espoirs, ses tristesses et ses angoisses, car il n’y a rien d’humain qui ne trouve écho dans le cœur des disciples du Christ[3]. Sa mission n’est pas de faire la leçon au peuple mais de se faire proche de lui, et de le servir en transmettant le trésor de l’Evangile.
C’est ce que Jésus a fait dans la Palestine de son temps. En tant que citoyen d’un pays occupé où le peuple était en proie à des tensions sociales et politiques, Jésus ne prenait pas parti pour l’une ou l’autre des factions en présence. Il ne tenait pas compte de la couleur politique de son interlocuteur, ni de son rang social, ni de son appartenance ethnique. Il voyait dans chaque homme et chaque femme qu’il rencontrait une personne humaine créée à l’image de Dieu, porteur de talent et capable d’apporter une contribution. Jésus respectait la dignité de chaque personne, il savait l’interpeller en s’adressant à sa conscience. Il aimait son peuple et pouvait ainsi lui parler librement, en toute franchise.
L’exemple de Jésus interpelle et inspire l’Eglise aujourd’hui dans sa relation avec le peuple mauricien. Engageons-nous avec notre peuple pour relever nos défis communs, humblement comme un pauvre de cœur, avec passion comme un affamé de justice, avec patience comme un artisan de paix (Mt 5, 1-8).
Le dialogue social est trop dominé aujourd’hui par des bipolarisations, par des guerres des chefs de clans qui se font face dans une forme de brutalité majorité/opposition, Etat/société civile, secteur privé/secteur public, média pro gouvernement/média anti gouvernement, etc.
Chacun veut marquer des points, cherche à se justifier, est prompt à s’offenser. Des interventions de notre politique, de notre société civile, de nos médias ressemblent parfois à un long match assourdissant dans lequel chacun veut « annuler » son adversaire et trouve sa sécurité en discréditant les autres. Cette polarisation engendre une paralysie de la pensée et de l’action dans la vie publique[4]. Le peuple est réduit à un rôle de spectateurs à qui on réserve un match ennuyeux. Les débats d'idée sont surclassés par les querelles partisanes dans lesquelles l’émotion d’appartenance à une communauté ou à un parti prime sur des projets de société argumentés qui répondent aux défis de notre époque.
Il est temps de s’élever au-dessus de nos intérêts particuliers, politiques, économiques ou culturels, et donner la priorité au bien commun dans la réflexion sur des questions telles que la révision du découpage actuel des circonscription électorales, du système électoral actuel du « first post the post », de l’obligation faite aux candidats d’une élection de déclarer leur appartenance à une des 4 communautés (Hindou, Musulman, Chinois, Population Générale), l’absence de régulation de financement des partis politiques. Toutes ces questions sont restées sans réponses sous tous les gouvernements depuis l’indépendance et les attentes du peuple sont en souffrance depuis des années par manque de volonté politique.
Ce bien commun est aussi la boussole essentielle pour pouvoir avancer dans le débat sur la question de l’indépendance de nos institutions et des dispositions à prendre pour la protéger. La santé d’une démocratie dépend essentiellement de cette indépendance. Si la confiance en ces institutions est le moindrement entamée, c’est tout l’édifice démocratique qui est fragilisé et deviendra très vulnérable devant les assauts de divers intérêts particuliers.
Les électeurs, citoyens de la société civile, ont aussi leur responsabilité dans ce dysfonctionnement de notre démocratie. Ils sont trop nombreux à chercher auprès des politiques des faveurs personnelles, des privilèges claniques au mépris du bien commun. Certains d’entre nous sont les premiers à inciter nos élus à satisfaire nos intérêts particuliers. Il est courant d’entendre un électeur demander à un candidat lors d’une élection : « Ki ou pou fer pou mwa ? » La vraie question pourtant est « Ki ou pou fer pou nou pei ? ».
A force de demander des faveurs personnelles et de croire que notre avancement ne peut dépendre que d’un « backing », nous faisons de nos institutions publiques et privées un club de protégés, lesquels, quand ils sont en place, ne font que protéger leurs protecteurs. La boucle est bouclée.
Comme pour les politiciens, l’exigence du bien commun doit être la première revendication de l’électorat. C’est cette passion partagée pour le bien commun qui donne du souffle à une démocratie. Cela est d’autant plus vital que devant les séquelles de la crise sanitaire, économique, sociale entraînée par la Covid-19, il y a urgence. Or, qui dit urgence dit la nécessité de se rencontrer, de s’écouter, de se parler pour ouvrir des chemins d’espérance pour tous. L’absence de dialogue sincère dans notre culture publique rend encore plus difficile la création d’un horizon commun vers lequel nous pourrions avancer ensemble.
On peut comprendre que, dans un dialogue, chaque parti arrive avec des intérêts, mieux des projets particuliers. Mais si nous nous mettons autour d’une table, c’est pour se faire confiance et chercher ensemble le bien commun du peuple. Il faut être convaincu que c’est en cherchant d’abord le bien commun que ses propres intérêts seront le mieux servis et non le contraire.
Il ne s’agit pas de nier le conflit omniprésent, mais de le confronter, de nous engager dans le désaccord en cherchant à empêcher une paralysie de la pensée ou de l’action. Il s’agit de s’entraîner à voir dans une opposition, non pas une contradiction qui cherche à annuler ma position, mais une proposition autre (ou une contra-position)[5] qui peut révéler une part de vérité. Et c’est souvent de la rencontre entre ma part de vérité et celle de mon opposant que jaillissent la lumière et le déclic qui nous mettent sur un chemin d’espérance. L’opposition politique est un pilier essentiel de la démocratie. Elle est totalement légitime. De même que des médias libres et critiques. Trop souvent, les gouvernements sont réfractaires à cette liberté, nécessaire pourtant, pour relever les défis communs auxquels nous sommes tous confrontés. Il faut du courage pour renoncer à « faire campagne » de manière permanente ou à être obsédé par son triomphe personnel. Le vrai patriote reste humble et cherche honnêtement ce qui peut bénéficier à l’ensemble du peuple, et non pas simplement ce qui peut lui faire marquer des points sur l’échiquier politique.
Ce dialogue patient et désintéressé pouvait se faire autrefois dans les Select Committees de l’Assemblée Nationale où des parlementaires provenant des deux côtés de la chambre se rencontraient pour creuser une question et chercher une solution acceptable aux parties en présence. Le fait que cette manière de procéder ait pratiquement disparu en dit long sur le déficit de dialogue démocratique qui a cours aujourd'hui dans le pays.
Les médias locaux ont un rôle primordial à jouer pour populariser ce dialogue. Dans notre société où les réseaux sociaux – trop souvent mal utilisés et devenus véhicules d’outrances et de rumeurs – prennent de plus en plus d’importance, il est nécessaire de donner accès à des espaces d’échanges où la parole est mesurée, où une confrontation d’idée peut avoir lieu dans le respect du contradicteur. Chaque média est bien entendu libre de choisir sa voie. Mais cette liberté, ce droit souvent brandi, n’existe qu’avec des devoirs. Droits et devoirs sont indissociables. Et le premier devoir est la recherche de la vérité, celle qui fait sortir de l’obscurité, qui libère.
Des médias qui se veulent représentatifs du peuple mauricien doivent être en mesure de montrer avec honnêteté, de bonne foi, ce qui fonctionne et ce qui ne va pas. Valoriser les moments de solidarité par exemple, permet de montrer tout ce que nous sommes capables de réaliser ensemble face à l’adversité de la pandémie, des inondations, des cyclones. Choisir ce ciment qui nous unit est tout aussi nécessaire que les informations moins réjouissantes. Trouver cet équilibre, reflet de nos vies, requiert du discernement de la part des décideurs, un courage éditorial également, une réflexion profonde sur le rôle vital des médias dans notre pays pour contribuer au vivre ensemble. Ceci fera progressivement reculer les discours de haine qui se propagent, illustrera la force du mauricianisme, réduira la portée des appels au repli ethnique qui tendent à prendre racine en temps de crise.
Devant la complexité et l’interconnexion des problèmes soulevés dans le sillage de la pandémie, saisissons l'occasion pour ouvrir les fenêtres de dialogue et laisser entrer l’air frais de la fraternité et de l'amitié sociale qui nous donnera un nouveau souffle.
Aujourd’hui, entendrons-nous monter à travers cette crise l’appel à réfléchir sur notre avenir commun, à dialoguer et à agir ensemble comme un peuple conscient de sa dignité ? Saurons-nous « abandonner l’isolement de l’individualisme, sortir de nos propres « petites lagunes », pour nous jeter dans le large fleuve d’une réalité et d’un destin dont nous faisons partie, mais qui nous dépasse aussi ? »[6].
Ne laissons pas passer ce moment de refondation. Qu'on ne dise pas dans les années à venir qu'en réponse à la crise du coronavirus nous n'avons pas su agir ensemble et restaurer ainsi la dignité de notre peuple.
Il y a chez les jeunes du rêve, une énergie démocratique avec des demandes d’égales représentations ou participations, de dignité des personnes. « Toute cette énergie démocratique existe, mais elle demeure « infrapolitique » : elle se joue en dehors des institutions. Les réinventer sera tout l’enjeu de ces prochaines années »[7].
Cela est d’autant plus urgent dans le contexte de l’explosion des moyens de communication, largement maîtrisés et utilisés par les jeunes générations. Si leur demande de liberté, de justice ou d’équité, ne trouvent que les réseaux sociaux pour se défouler avec des excès propres à ce type de communication, le défoulement émotionnel prendrait le pas sur le débat démocratique argumenté.
De plus, traiter les abus de liberté de parole uniquement par la répression judiciaire frigorifie les aspirations légitimes. Pour donner une chance à ce rêve démocratique de se concrétiser à Maurice, il nous faut renforcer les institutions de dialogue social. En particulier avec les jeunes générations. Elles sont en première ligne, pour donner du souffle à notre vivre ensemble démocratique et nous ouvrir aux défis du 3e millénaire.
Les adultes d'aujourd'hui ont intérêt à les écouter sur les questions qui commencent à émerger et qui concernent spécialement leur avenir. Ces questions demandent une réflexion longue pour arriver à des réponses adaptées.
Les jeunes de leur côté ont besoin de s’initier à l’exercice de leur responsabilité politique de citoyens. Cela demande d’y consacrer du temps, de choisir des filières d’études et de travailler en équipe en faisant le va et vient entre la théorie et la pratique. Certains le font déjà sur des enjeux comme l’écologie ou la solidarité avec les plus démunis. Leur générosité les ouvre déjà au souci du bien commun. Il s’agit justement pour eux de s’exercer à servir le bien commun du pays, à comprendre les obstacles qu’on rencontre sur cette route et à chercher comment les surmonter.
Un dialogue confiant ouvert entre les anciens, « les gardiens de la mémoire » et les jeunes qui font avancer l’histoire peut ouvrir des perspectives politiques saines qui ne se contentent pas de gérer le présent avec des rapiècements ou des solutions d’apaisement à court terme. Les jeunes ont leur contribution à apporter dans cette quête de sagesse et de créativité qui veut assurer leur avenir.
S’engager sur ce chemin de dialogue signifie labourer le sol dur du conflit et du rejet pour cultiver les semences d’une paix durable et partagée. A chaque époque la paix est à la fois un don du ciel et le fruit d'un engagement commun. Entre l’indifférence égoïste et la protestation violente, une option est toujours possible : se rencontrer, se parler, discerner ensemble et devenir ainsi des artisans de paix[8].
Si l’Eglise a un rôle à jouer en temps de crise, c’est bien de participer à la recherche d’un vivre ensemble démocratique plus sain dans notre pays. Pour jouer ce rôle, l’Eglise a besoin elle-même de se remettre en question et de reconnaître qu’elle aussi a ses faiblesses. En effet, nous ne pouvons pas oublier la souffrance vécue par des personnes mineures et des adultes vulnérables « à cause d’abus sexuels, d’abus de pouvoir et de conscience commis par un nombre important de prêtres et de personnes consacrées »[9]. De plus, devant la douleur de nos frères et sœurs blessés dans leur chair comme dans leur esprit, trop longtemps l’Eglise n’a pas su suffisamment écouter le cri des victimes, ni les protéger comme il l’aurait fallu. Il s’agit de blessures profondes, difficiles à guérir, pour lesquelles nous ne demanderons jamais assez pardon[10]. Jésus lui-même interpellait déjà les autorités religieuses de son temps sur des abus de pouvoir. « Ils attachent de lourds fardeaux, difficiles à porter et les mettent sur les épaules des hommes, mais eux-mêmes refusent de bouger un doigt pour les aider à porter ce fardeau » (Mt.23,4).
Dans une lettre au peuple de Dieu du 20 août 2018, le Pape François nous invite à reconnaître qu’à la source de ces abus et de ce manque d’égard envers les victimes, il y a le poids d’une culture imprégnée de cléricalisme, où trop de pouvoirs sont concentrés sur les seuls prêtres, où les décisions sont préparées et sont prises dans des cercles trop restreints, où la hantise de la réputation de l’Eglise a conduit à négliger une écoute et un respect élémentaire des personnes blessées par les abus. Cette culture héritée du passé et pas assez remise en cause a eu pour conséquences des formes tordues d’exercice de l’autorité sur lesquelles se sont greffées différents types d’abus (abus de pouvoir, abus économiques, abus sexuels).
Mais au cœur de toute cette souffrance endurée par les victimes, et de toute la honte éprouvée par le peuple de Dieu, est en train de germer le désir de trouver dans la crise, l’appel et le déclic pour « refonder le chemin de la vie chrétienne et ecclésiale »[11]. Si, à la source de tout le mal causé par les abus, il y a cette concentration du pouvoir de décision entre les mains du clergé, notre responsabilité ne consiste pas seulement à nous convertir personnellement. Nous devons aussi reconnaître que « ce chemin de conversion est impensable sans la participation active de toutes les composantes du Peuple de Dieu »[12]. D’où l’appel pressant à accueillir avec joie le désir des jeunes d’agir à l’intérieur de l’Eglise, et à accéder à une plus grande valorisation du rôle des femmes dans la réflexion et les décisions de l’Eglise.
C’est pour agir sur la cause profonde du mal que le Pape François nous demande clairement d’adopter désormais la « synodalité » comme mode de vie et de fonctionnement dans l’Eglise. Cette expression veut dire « marcher ensemble ». Ce dont il s’agit, c’est d’adopter l’habitude de réfléchir, de discerner et de décider ensemble entre laïcs, prêtres et religieux, à différents niveaux de la vie de l’Eglise. Cette manière de faire s’impose aujourd’hui comme l’antidote au cléricalisme et comme LA voie pour permettre un vrai renouvellement de l’Eglise sous l’action de l’Esprit.
C’est dans cet esprit que le Pape François a convoqué toute l’Eglise à se mettre en synode depuis octobre 2021 et jusqu’à octobre 2023. Il ne nous invite pas à discuter du thème de la synodalité mais à faire l’expérience concrète de marcher ensemble en Eglise pour discerner quels sont les pas en avant que chaque diocèse, chaque paroisse, chaque communauté religieuse, chaque mouvement/service peut faire pour avancer sur ce chemin de conversion pour une « refondation de la vie ecclésiale ». La fécondité de ce chemin « dépend pour une large part du choix que nous ferons d’entreprendre ou de participer à des processus d’écoute, de dialogue, de discernement communautaire auxquels tous et chacun peuvent contribuer »[13].
La conviction derrière ce synode c’est que lorsque la vie et la mission de l’Eglise sont portées par des évêques, des laïcs, des prêtres, des diacres, des religieux(ses) qui prient, se concertent, s’écoutent et discernent ensemble, alors les conditions sont réunies pour que l’Eglise soit fidèle à l’Esprit qui la guide sur les chemins de la mission.
Ce synode invite à mettre en dialogue les différents groupes et les différentes tendances au sein de l’Eglise. Il invite aussi l’Eglise à s’ouvrir à l’écoute de ceux qui ne la fréquentent pas, à nos frères et sœurs d’autres Eglises chrétiennes et d’autres religions. Eux aussi peuvent avoir des choses à nous dire. Dans ce genre de voyage, il y a souvent des surprises et nous devons nous y préparer dans une grande confiance en l’Esprit. Comme le dit le document préparatoire au Synode « il est clair que le but de ce Synode n’est pas de produire davantage de documents. Il vise plutôt à inciter les gens à rêver de l’Eglise que nous sommes appelés à être, à faire fleurir les espoirs des gens, à stimuler la confiance, à panser les blessures, à tisser des relations nouvelles et plus profondes, à apprendre les uns des autres, à construire des ponts, à éclairer les esprits, à réchauffer les cœurs et à redonner de la force à nos mains pour notre mission commune »[14].
C’est pourquoi, j’invite instamment mes frères et sœurs chrétiens à participer à ce Synode. Apportez votre expérience de vie en Eglise, avec ses joies, ses peines, partagez votre espérance, votre discernement. Rejoignez vos frères et sœurs, y compris ceux d’autres confessions, qui sont eux aussi à la recherche d’un chemin de lumière. Ecoutez-les attentivement, apprenez les uns des autres, soutenez-vous mutuellement. En ce temps de restrictions sanitaires où nous sommes encore privés des grands rassemblements ecclésiaux que nous aimons et qui nous font du bien, profitez de l’occasion qui nous est donnée pour découvrir aussi une beauté plus discrète dans l’Eglise ; celle qui apparaît de manière souvent inattendue dans des groupes restreints, au carrefour d’une rencontre, d’une parole d’amitié ou d’encouragement, d’un soutien partagé, d’un geste fraternel, d’une réconciliation. C’est maintenant le temps favorable, c’est aujourd’hui le jour du salut : goûtez à la joie d’écouter ensemble l’Esprit qui nous parle à travers l’écoute de nos frères et sœurs qui écoutent ensemble la Parole de Dieu. Faisons confiance à cet Esprit de tendresse et de miséricorde, c’est lui qui renouvelle l’Eglise et la fait porter du fruit on ne sait comment. « Sa puissance aime vraiment se déployer dans notre faiblesse » (2 Cor 9).
Pour faire un bon chemin ensemble, il faut à la fois parler avec franchise et courage et entrer dans l’humilité de l’écoute. N’ayez pas peur de l’interpellation mutuelle entre prêtres, religieux(ses) et laïcs. Ce « marcher ensemble » est une expérience d’accueil de l’Esprit. C’est pourquoi un ancrage personnel dans la prière, l’écoute de la parole de Dieu et l’Eucharistie s’avère essentiel. Tout en nous écoutant mutuellement, cherchons à reconnaître les fruits de l’Esprit, telle la joie, la paix, la créativité, l’élan missionnaire, la communion fraternelle au-delà des divergences.
Marcher ensemble à l’écoute de l’Esprit, c’est aussi accepter d’avancer sur un chemin non tracé d’avance, un chemin qui peut élargir ma vision, m’inviter à certains déplacements. N’ayons pas peur d’être pris à contre-pied. Accueillons avec confiance ce que nous n’attendons pas. C’est ainsi que « l’Esprit, qui souffle où il veut » (Jn 3), façonne en nous un cœur nouveau, un esprit nouveau.
Cette manière de marcher ensemble est un art qui ne peut se développer dans l’Eglise sans des leaders (prêtres, religieux(ses) et laïcs) formés qui exercent un nouveau style de leadership non plus vertical et clérical mais plus horizontal et collaboratif. Un leadership de service qui conçoit l’autorité non comme une force d’imposition mais comme une force qui libère la créativité et encourage la participation de tous, selon le charisme de chacun.
Merci à ceux et celles qui se sont déjà mis en route et aux autres qui se mettront en route durant le Carême. L’Eglise a vraiment besoin de vous, de votre participation, de votre partage, de votre écoute. Comme disait le Pape François, ce chemin synodal est le chemin que Dieu attend de l’Eglise du troisième millénaire.
Exposée qu’elle est aux mêmes secousses qui fragilisent notre démocratie, l’Eglise en se remettant en question à travers le synode, apporte sa petite pierre à l’élaboration d’un vivre ensemble plus démocratique. Nous sommes tous Mauriciens, tous frères, vivant les mêmes fragilités et les mêmes rêves.
Depuis la colonisation jusqu’à la période post Indépendance, notre peuple est passé par plusieurs crises de maturation. Plus proche de nous, la marche vers l’Indépendance a été une crise qui paradoxalement a contribué à forger notre identité nationale au-delà des clivages communautaires. Notre population a pris à bras le corps les défis de cette Indépendance et aujourd’hui tous les Mauriciens sont heureux et fiers d’être un peuple indépendant. Le passage de notre économie de monoculture à la diversification n’a pas été sans perturbations. Cette mutation porte aujourd’hui des fruits. Les années 90 ont été témoins d’une crise sociale avec la prise de conscience de l’extrême pauvreté du monde créole avec comme révélateur le décès du chanteur et artiste Kaya. C’est à partir de là que nous avons inventé de nouvelles institutions d’accompagnement social et avons reconnu la dignité de la langue créole, notre langue nationale.
A chaque fois, grâce à ce génie mauricien toujours prêt à se manifester, nous avons réussi à saisir dans la crise elle-même l’occasion de refonder notre vivre ensemble. Forts de cette histoire commune forgée main dans la main, nous pouvons dire que nous avons les capacités et la détermination nécessaires pour gérer la crise présente. Que Dieu nous donne la sagesse et l’énergie nécessaires pour que, de la crise présente, jaillisse un sursaut patriotique qui nous pousse à renouer avec nos valeurs fondamentales et refonder notre vivre ensemble démocratique sur des bases solides. Avançons ensemble pour notre République de Maurice !
+ Cardinal Maurice E. Piat
[1] Pape François « Un temps pour changer », p. 148.
[2] Pape François « Un temps pour changer », p. 145*151
[3] Concile Vatican II, Gaudium et Spes
[4] Pape François, « Un temps pour changer », p. 115.
[5] C.f Pape François « Un temps pour changer », p. 118
[6] Pape François « Un temps pour changer », p. 154
[7] Anne Lorraine Bujon, directrice de la revue Esprit, cité dans La Croix du 29/01/22
[8] Pape François – Message pour la journée mondiale de la Paix 01.01.2022
[9] Pape François : « Lettre au Peuple de Dieu » 20 août 2018
[10] Synode sur Synodalité, Document Préparatoire, p. 6
[11] Synode sur Synodalité, Document préparatoire, p. 6
[12] Pape François: Lettre au Peuple de Dieu 2018
[13] Synode sur Synodalité, Document préparatoire
[14] Document Préparatoire No. 32
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