Chers sœurs et frères,
En ce carême, je voudrais vous parler d’espérance. Je sens que le peuple mauricien est éprouvé. Il me semble que nous avons tous besoin de retrouver quelque rayon de ce soleil qui se cache derrière des nuages sombres. Nous vivons des temps troublés, que ce soit dans le monde, dans notre pays ou dans l’Eglise. Et nous pouvons nous demander comment vivre l’espérance en ces temps incertains ?
L’espérance mise à l’épreuve
En Ukraine, une sortie de crise peine à s’imposer, avec des conséquences directes sur le prix de l’énergie et donc sur notre coût de la vie. L’inflation à deux chiffres est un mauvais présage. Déjà fragilisée par l’épidémie de la Covid-19, un tiers de l’économie mondiale, selon le Fonds Monétaire International (FMI), sera en récession en 2023. La reprise brutale de cette épidémie en Chine pourrait entraîner un ralentissement notable de son économie et provoquer un effet domino. De plus, la nature trop longtemps agressée par l’homme se révolte dans les feux de forêts, des ouragans, des inondations. Le réchauffement climatique s’aggrave tandis que les grands pays pollueurs restent lents à respecter leurs propres engagements envers notre maison commune.
Chez nous, malgré la reprise robuste du tourisme et une certaine ébullition dans la consommation, la hausse constante du coût de la vie pèse lourd sur une large frange de la population. Une proportion importante de jeunes Mauriciens rejetés, sans aucun diplôme, par un système scolaire incapable de s’adapter à leurs besoins, est une injustice qui, de plus, ralentit beaucoup le rythme de notre développement socio-économique. La population des Sans-domicile fixe (SDF) augmente et rajeunit. Pendant ce temps-là, la mafia de la drogue étend ses tentacules. Elle détruit la vie des jeunes, sème le chaos dans leurs familles, envahit les quartiers pauvres, corrompt nos institutions. Malgré quelques prises spectaculaires par la police, on peut s’inquiéter que beaucoup d’enquêtes n’aboutissent pas.
Sans être inquiétés, le protectionnisme et le communalisme fragilisent notre démocratie et bloquent des jeunes qui seraient heureux de participer au développement de notre pays. Il est triste mais malheureusement pas étonnant, de voir émigrer tant et tant de jeunes Mauriciens qui exercent leurs compétences à l’étranger alors qu’ils auraient pu contribuer à ouvrir de nouveaux chemins pour l’île Maurice de demain.
Dans l’Eglise aussi les choses sont difficiles : le scandale des agressions sexuelles sur mineurs et des abus de pouvoir, trop souvent couverts par les autorités ont beaucoup bouleversé les fidèles, entraînant une certaine perte de crédibilité de notre Eglise. Celle-ci est secouée non pas seulement par une crise morale chez certains de ses cadres mais aussi par une crise de sa gouvernance interne fragilisée par des abus de pouvoir.
Par ailleurs, l’épidémie de la Covid-19 a beaucoup perturbé les habitudes et les rythmes des activités liturgiques et pastorales. Des paroisses et d’autres institutions ont du mal à retrouver leur vitesse de croisière. En même temps, le vieillissement de toute une génération de prêtres de notre diocèse et la capacité réduite de certains instituts à nous envoyer des missionnaires font qu’il y a aujourd’hui des paroisses qui sont sans prêtre. Ce qui, dans le passé, n’était jamais arrivé dans le diocèse.
Un temps plein de nouvelles opportunités
Devant tant d’attentes déçues dans le monde comme dans l’Eglise, nous devons reconnaître qu’au fond, nous sommes tous au cœur d’une crise morale qui se manifeste dans le dysfonctionnement d’institutions en qui nous avions confiance. Une crise qui entraîne une certaine paralysie devant les défis qui semblent nous dépasser. Nous sommes dans un genre de « valse-hésitation » devant des enjeux majeurs.
Mais la foi chrétienne nous dit que ce temps perturbé est aussi un « Kairos », c’est-à-dire, un temps favorable où le Seigneur vient à notre rencontre pour nous redonner confiance. L’avenir n’est pas simplement une menace qu’il faut craindre mais un temps plein de nouvelles opportunités à saisir ensemble pour retrouver l’espérance. Comme l’affirmait le Concile Vatican II, « on peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer »[1].
Il est urgent d’entendre l’appel qui résonne fort au cœur de la crise : donner priorité au bien commun, bâtir des ponts, assumer ensemble le prix qu’il faut payer, renoncer à une éthique individualiste, à des projets sectoriels et étriqués favorisant seulement certaines catégories de personnes, jouer à fond la carte de la solidarité et de la fraternité pour que chacun trouve sa place dans la maison commune.
Au cœur de cette crise multiforme, le Pape François convoque un synode sur la synodalité. Comment un tel synode peut-il être pertinent pour nous dans ce contexte difficile ? Peut-il vraiment nous aider à retrouver l’espérance ?
« Synode » veut dire « marcher ensemble ». Et « Synodalité » désigne un mode de vie dans l’Eglise qui correspond à un « marcher ensemble ». En convoquant ce Synode, le Pape François nous invite à ne pas chercher sa solution à la crise chacun de son côté, mais à nous rencontrer, à nous écouter et à discerner ensemble. Quand il dit « ensemble », ce n’est pas seulement « ensemble » entre évêques et prêtres. Ce sont tous les fidèles catholiques dans tous les diocèses du monde qui peuvent apporter leur contribution. Le Pape nous appelle à faire confiance à l’Esprit qui nous parle quand nous écoutons ensemble la Parole de Dieu et que nous nous écoutons les uns les autres ; c’est pourquoi il nous invite à discerner ce que le Seigneur attend de nous aujourd’hui devant les défis auxquels nous sommes confrontés dans l’Eglise comme dans le monde.
Pousser vers le large
Cette invitation du Pape en ce temps de crise résonne un peu comme l’appel du Christ à Pierre et à ses amis, qui étaient pêcheurs sur le lac de Galilée[2]. Ils venaient de rentrer d’une nuit entière passée à pêcher, mais ils n’avaient rien pris comme poisson. Fatigués et déçus, ils étaient en train de laver leur filet, avant de rentrer à la maison. Or, Jésus leur dit « poussez vers le large et jetez vos filets pour la pêche ». On imagine facilement les sentiments d’épuisement et de découragement qui habitent Pierre et le rendent plutôt réticent à répondre positivement. Mais il a dû sentir aussi que Jésus n’était pas resté indifférent devant leur barque vide après toute une nuit de dur labeur, qu’il était sensible à leur déception. Touché par l’attitude de Jésus, Pierre surmonte sa fatigue et sa réticence première ; il fait confiance à Jésus. « Nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre, mais sur ta parole je vais jeter les filets ».
Nous aussi aujourd’hui nous pouvons être découragés par ce qui se passe dans l’Eglise comme dans le monde et dans notre pays. Jésus est sensible à tout ce qui peut nous décourager. Il reste proche de nous aujourd’hui au cœur de la crise, comme il se faisait proche de Pierre et de ses compagnons dans leur barque vide. Mais à nous aussi il fait une demande surprenante : Levez-vous et marchez ensemble. N’ayez pas peur.
La peur paralyse mais la confiance donne des ailes. L’espérance est comme un dynamisme qui se déclenche à partir du moment où nous faisons un premier pas dans la confiance au Christ, même si son appel nous surprend. Au fur et à mesure que nous avançons ensemble sur le chemin, la confiance affermit nos pas, une joie paisible se dégage.
Venez et voyez
Tout au long de la vie publique de Jésus, nous retrouvons cette même façon de mettre en route ceux qu’il appelle à le suivre comme disciples missionnaires. Déjà au tout début, sur les bords du Jourdain où il venait d’être baptisé, lorsque deux disciples de Jean Baptiste lui demandent « où demeures-tu ? » il leur répond « venez et voyez ». Une invitation, « venez », faites confiance et une promesse « vous verrez »[3].
Quelque temps plus tard, à Cana, lorsque le vin vient à manquer et que Marie, sa mère, lui demande de faire quelque chose, Jésus dit aux serviteurs « remplissez d’eau ces jarres ». C’est pourtant du vin qu’ils cherchent, pas de l’eau ; et puis, cela demande de gros efforts pour transporter de l’eau de la source jusqu’au sommet de la colline. Les serviteurs font confiance et se mettent en marche. Et leur confiance a été récompensée au-delà de toute espérance[4].
De même, à l’aveugle qui demandait l’aumône à la porte du temple, Jésus lui met de la boue sur les yeux et lui dit « Va te laver à la piscine de Siloé ». Ce n’était pas facile pour un aveugle de descendre de l’esplanade du temple par un petit sentier étroit jusqu’à la source tout en bas. L’aveugle fait confiance, il se débrouille, il y va et retrouve la vue. Les appels de Jésus tressent toujours ensemble l’invitation à faire un pas et l’appel à la confiance[5].
Faire synode, c’est marcher ensemble
De la même manière, l’appel à faire synode, à marcher ensemble, qui retentit pour l’ensemble de l’Eglise aujourd’hui, est un appel qui rejoint cette pédagogie de Jésus : « Allez-y, mettez-vous en route, faites confiance et vous verrez ».
Ce n’est pas simplement une « lubie », une mode qui passera. « Marcher ensemble » rejoint au contraire le cœur même de notre vocation baptismale. Chacun de nous est un membre du corps du Christ qui a besoin des autres et dont les autres ont besoin, pour être fidèles au Christ et porter la bonne nouvelle aux pauvres.
Concrètement ce « marcher ensemble » veut dire nous rencontrer, nous accueillir fraternellement, porter ensemble nos joies et nos peines, de même que les angoisses et espoirs du monde contemporain, partager nos rêves et nos aspirations.
Marcher ensemble c’est aussi et surtout avancer en écoutant ensemble la Parole de Dieu. Souvent sur la route de nos vies, nous ressentons le poids douloureux de l’échec devant une situation familiale ou pastorale difficile, ou devant des situations de misère et d’injustice qui nous paraissent bloquées. Mais le Christ marche discrètement à nos côtés comme il marchait avec les pèlerins d’Emmaüs. Quand nos yeux s’ouvrent et que nous le reconnaissons, cette rencontre change notre regard. Nous passons de l’échec à l’espérance. Et nous continuons la route toujours en cherchant le Royaume de Dieu et sa justice et en faisant confiance au Christ qui nous envoie et au potentiel de créativité qui sommeille en chacun de nous.
C’est ce saut dans la foi qui nous donne de porter du fruit en abondance.
Pour répondre à cet appel du pape François à se mettre en synode, des groupes de conversation et d’écoute ont été mis en place partout dans le diocèse. Il y a eu trois temps : pendant l’Avent 2021, pendant le Carême et au mois de mai 2022. A chacun de ces temps, un texte de l’Evangile a été au cœur des conversations : Les pèlerins d’Emmaüs[6], la Samaritaine[7] et l’envoi en mission à la fin de l’Evangile de Marc[8]. Je voudrais vous restituer ici l’essentiel de ce qui remonte de ces conversations.
Malgré des difficultés liées à la pandémie de la Covid-19 et des réticences de part et d’autre, 3000 personnes ont participé au premier temps d’écoute en paroisse et aussi, dans le secteur de l’éducation, les aumôneries des prisons et des hôpitaux. Ce nombre a diminué pour les deux autres temps mais une synthèse de toutes les données disponibles a pu être faite. Je remercie sincèrement tous ceux et celles qui ont pris du temps pour ces conversations. Ils ont exprimé leur sentiment sur la façon de vivre en Eglise aujourd’hui et partagé leur rêve pour l’Eglise de demain. Il y a eu beaucoup d’initiatives intéressantes dans différents lieux. Par exemple, cette dame qui réunissait des personnes au bord du chemin et qui a pu ainsi inviter et accueillir des passants qui voulaient participer.
Ensemble, ils ont écouté la Parole en étant attentifs à ce que l'Esprit dit à notre Eglise aujourd’hui. Leur participation est précieuse et leur contribution a été très appréciée. Même si ce n’est qu’un petit troupeau, un petit reste, nous savons que Dieu travaille avec ce qui est faible pour mener à bien sa mission. Accueillons cet apport avec respect comme une petite semence du Royaume de Dieu.
Les fruits doux
La joie de marcher ensemble
Rejoindre les personnes dans leurs différents lieux d’engagement, de vie et de travail et même en prison, et prendre le temps de converser ont permis des échanges dans lesquels elles se sont senties écoutées. Être écouté est un précieux cadeau car il est signe de la valeur que nous avons aux yeux des autres. Nous existons et notre dignité est reconnue. En marchant ensemble, nous incarnons l’importance de vivre notre foi dans des relations empreintes de bienveillance et de fraternité.
D’ouvrir ces espaces dans un climat de confiance et de respect fait tomber les préjugés et permet d’entendre ce que chacun et chacune a à dire. Le grand fruit de ces conversations a été une joie profonde : la joie d’être choisis et appelés, de vivre en communauté, de voir l’évolution et la croissance de chacun et chacune, le joie de servir, de collaborer et d’être soutenu et encouragé dans son travail. C’est la joie de redécouvrir et d’être plus fortement encore enraciné dans sa vocation propre. La joie est ce qui permet de persévérer dans son engagement.
La Parole, source de notre marcher ensemble
La Parole est au cœur de la vie des participants. C’est en elle qu’ils puisent la force de vivre et de poursuivre leur engagement, surtout dans les temps difficiles. Elle leur permet de se transformer, de sortir d’elles-mêmes pour devenir disciples de Jésus. Rencontrer Jésus pour ensuite aller à la rencontre de l’autre : le Pape François y fait allusion en évoquant le battement du cœur (systole-diastole). « S’il manque un de ces deux mouvements, le cœur ne bat plus[9] ».
Les participants ont aussi exprimé leur joie d’appartenir à une Église proche, qui a à cœur l’épanouissement de chaque personne, là où elle en est dans sa vie. Au cours de la pandémie, l’Eglise a su se réinventer et sortir des sentiers battus en proposant la Parole et l’Eucharistie sous des formes inédites, par exemple lor koltar. Elle a su rester proche dans ces temps d’épreuve et cela a resserré les liens entre les chrétiens.
Marcher ensemble sous la conduite de l’Esprit
Les participants ont senti l'Esprit déjà à l'œuvre, qui conduit l’Eglise et est très présent dans la vie des baptisés. Ils ont pris conscience de l’importance de lui faire confiance, de devenir ses instruments, de se laisser inspirer et guider par lui. C’est lui qui nous donne l’élan et le dynamisme d’aller plus loin dans la mission. Il permet déjà de surmonter les conflits et de persévérer dans la mission en vivant la collaboration et l’attention aux plus pauvres.
Le marcher ensemble des jeunes
Les jeunes ont vécu l’expérience de marcher ensemble dans des rassemblements comme le festival des vocations, les parcours Alpha et le Groupe 40 ainsi que les préparations aux JMJ et les JMJ elles-mêmes. A travers ces expériences, beaucoup ont témoigné d’un retour vers la foi et se sont sentis accueillis dans la communauté chrétienne.
L’enthousiasme de marcher ensemble avec les autres îles de l’océan Indien
Les défis de la mission ne peuvent être relevés en étant isolés. Les partager et nous interpeller mutuellement entre Eglises sœurs nous a permis de mieux les cerner et de nous encourager mutuellement. Une rencontre inter-îles a eu lieu en juillet 2022 et elle a permis de sentir combien, au-delà des difficultés et des obstacles, l’enthousiasme et l’espérance sont présentes au cœur de nos îles.
Par exemple, à Rodrigues dans un contexte de campagne électorale, les chrétiens ont posé un signe prophétique en regroupant des personnes de tous bords politiques pour vivre cette expérience de marcher ensemble. Aux Seychelles, c’est la famille qui a été au cœur des conversations. Les enfants s’expriment avec une grande lucidité et fraîcheur. Tout en disant leur joie quand il y la paix à la maison qu’on peut jouer avec les parents et lire ensemble, ils interpellent aussi leurs parents avec une grande lucidité sur leur absence et sur la violence qui découle d’un abus d’alcool et de drogue. Aux Comores, avec des moyens restreints, les chrétiens veulent avancer, dans la simplicité. A la Réunion, marquée par la crise sanitaire et par le Rapport de la CIASE sur les agressions sexuelles en France, les chrétiens veulent témoigner de l’espérance qui les habite, même lorsque l’Église chancelle, car ils savent qu’elle est bâtie sur le roc.
Les fruits amers
A côté des fruits doux que l’Esprit a permis à chacun de goûter lors de ces conversations spirituelles, des fruits amers aussi sont apparus. Ils freinent la croissance de l’Église et reflètent les contradictions entre ce que l'Evangile nous demande et nos propres attitudes.
Quand on accorde plus d’importance à l’organisation qu’aux relations
L'Evangile demande de vivre des relations fraternelles, empreintes d'amour et de bienveillance. Jésus considère chaque personne comme un trésor. Saint Paul dans sa lettre aux Corinthiens met aussi l'accent sur l'apport de chacun à l'Eglise, par son charisme personnel qu'il va mettre au service de la communauté. Or les participants ont constaté que très souvent dans l'Eglise, on accorde plus d'importance aux structures et à l'organisation qu'à la qualité des relations et l’attention aux charismes. Le cléricalisme est à l’origine de divisions, de blessures et de conflits qui affectent profondément la vie des communautés. Le manque d’accueil et de considération de la part des prêtres et aussi de certains laïcs en responsabilité afflige et décourage.
Les femmes, qui constituent une grande partie des forces vives de l’Eglise, sont marginalisées et exclues des instances de décision. On parle de co-responsabilité mais la rigidité, la volonté de contrôle et le manque de confiance empêchent une évolution sur ces questions d’inclusion et de participation que l’on évoque régulièrement sans qu’il y ait de changement.
Quand on juge au lieu d’exercer la compassion
L'Évangile demande à tout un chacun d'exercer la compassion et la miséricorde, et c'est même une des demandes du Notre Père : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Malheureusement, au fil du temps, les communautés chrétiennes peuvent devenir, pour certains membres, un lieu de jugement et de condamnation.
Par exemple, les personnes homosexuelles, divorcées remariées et tous ceux qui sont en situation jugée irrégulière se sentent rejetés et marginalisés. Les recommençants et les néophytes trouvent difficile de se réinsérer dans la communauté chrétienne à cause du manque d’accueil et de considération. Cela est une source de tristesse car ces personnes se considèrent comme des membres à part entière de cette Eglise et elles veulent aussi contribuer à sa mission.
Quand l’égoïsme prend le pas sur la fraternité et l’entraide
Nous vivons dans un monde qui s'est beaucoup développé et nous offre bien des facilités. Certains ont un accès facile à l’internet, aux voyages, au confort, tandis que d'autres luttent constamment pour avoir accès au minimum vital. De plus en plus, entre ceux qui possèdent et ont des privilèges et ceux qui n'ont pratiquement rien, la fracture sociale s’agrandit. Cet écart et l'indifférence qui l’accompagne sont contraires à l'esprit de l’Evangile. Jésus nous invite à la justice et au partage. L'Église doit constituer des espaces de solidarité pour réduire les différentes formes d’inégalité.
Quelles invitations entendons-nous ?
Le samedi 11 juin 2022, lors de l’assemblée pré-synodale diocésaine, des prises de paroles très libres et un discernement communautaire ont fait émerger clairement un double appel :
Priorité aux jeunes
Les jeunes sont nés dans un monde différent de celui de leurs aînés. Leurs repères, leurs valeurs et l'environnement dans lequel ils vivent sont différents. C’est dans ce monde nouveau qu’ils sont appelés à vivre l’Evangile. L’exigence qui ressort de l’assemblée pré-synodale, c'est que les jeunes soient écoutés et qu’un dialogue s’instaure entre les générations. L'avenir de l'Eglise se joue en grande partie dans l’écoute des jeunes et dans la transmission de l’héritage de la foi aux jeunes générations. Les aînés joueront pleinement leur rôle quand ils sauront s'effacer, donner un espace aux jeunes pour qu’ils assument à leur tour leurs responsabilités dans l’Eglise.
Au synode de la jeunesse à Rome, un participant de Samoa l’a exprimé ainsi : « L’Eglise est une pirogue, sur laquelle les plus âgés aident à maintenir la direction, en interprétant la position des étoiles, et les jeunes rament avec force en imaginant ce qui les attend plus loin. Il est mieux que nous montions dans la même pirogue et que nous cherchions ensemble un monde meilleur sous l’impulsion toujours nouvelle de l’Esprit Saint[10] ».
Priorité à l’accueil et à une pastorale de proximité
La décentralisation des célébrations pendant la pandémie a beaucoup touché les gens et nous a fait comprendre l’importance d’une grande proximité avec les quartiers éloignés du centre de la paroisse. Quand nous sommes présents dans ces quartiers, dans ces lieux de vie, nous rencontrons aussi les frères et les sœurs que l’on n’a pas l’habitude de voir en paroisse, les pauvres et les marginalisés.
L’Assemblée pré-synodale a compris qu’il y avait là quelque chose d’essentiel à la mission de l’Eglise. Elle n'est ni le centre ni le but de cette mission. Au lieu de tout ramener vers elle, elle est appelée à aller dans le monde pour annoncer l'Evangile. Elle est appelée à se décentrer pour se faire proche de la vie des gens et vivre concrètement l’Evangile avec eux.
Je vous invite, chers frères et sœurs, à accueillir avec audace et courage ces orientations de notre Synode. Courage des conversions à opérer, audace des créativités nécessaires pour les mettre en œuvre. C’est l’Esprit qui a parlé à travers le discernement de ceux et celles qui ont cherché à l’écouter ensemble. N’ayons pas peur de nous laisser entraîner par l’Esprit. C’est lui qui renouvelle la face de la terre.
Comme toutes les Conférences Episcopales du monde, nous avons envoyé à Rome le fruit du travail des diocèses de la Conférence Episcopale des Diocèses de l’océan Indien (CEDOI). Ces contributions ont été accueillies et étudiées par le Secrétariat du Synode à Rome qui a produit un document de synthèse sous le titre « Elargis l’espace de ta tente ». C’est ce document qui constituera la base des échanges à l’Assemblée Continentale pour l’Afrique du 1er au 7 mars 2023 à Addis Abeba. Une délégation mauricienne y participera.
« Elargis l’espace de ta tente » est en fait une citation du Prophète Isaïe[11] qui s’adresse aux Juifs déportés à Babylone au 6e siècle avant Jésus Christ. Ces Juifs étaient découragés. Le fait d’avoir été chassés de leur pays avait été humiliant. En exil, leurs conditions de vie étaient difficiles, leur avenir incertain. Le prophète Isaïe cherche à les encourager. Il les invite à ne pas oublier comment dans le passé ils ont été libérés de l’esclavage d’Egypte et conduits à travers le désert par le Dieu de l’Alliance. Il les invite aujourd’hui encore à lui faire confiance et de manière radicale : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi je ne t’oublierai pas. Vois j’ai gravé ton nom sur les paumes de mes mains »[12]. L’espérance est ancrée dans la foi en un Dieu fidèle : c’est de là qu’elle tire l’énergie qui nous pousse à continuer à marcher ensemble au cœur de l’épreuve.
S’ouvrir à la rencontre
Dans le contexte de la crise contemporaine, « Elargis l’espace de ta tente » résonne comme un appel à ne pas rester renfermés sur nous-mêmes, dans le cercle réduit des personnes que nous connaissons, avec nos vieilles habitudes. Mais s’ouvrir au contraire à ceux et celles que nous n’avons pas l’habitude de rencontrer. Beaucoup ont soif d’être accueillis, écoutés et de pouvoir apporter leur contribution.
Prenons exemple sur Jésus qui fait appel à Matthieu[13]. Matthieu était un Juif qui travaillait au bureau des douanes. Ni Jésus ni ses premiers disciples ne le connaissaient. A l’époque, les douaniers collectaient les impôts chez les Juifs pour le compte des Romains et ils étaient méprisés à cause de cela.
Jésus « voit » Matthieu assis au guichet des impôts. Le regard de Jésus ne tient pas compte de ce que les gens disaient de lui : « c’est un pécheur ». Pour Jésus, Matthieu est une personne aimée de Dieu. Et Jésus est « venu pour les pécheurs et non pour les justes ». Ce regard de Jésus est très beau parce qu’il voit toujours l’autre qu’il rencontre comme le destinataire de l’amour de Dieu.
Et nous, quel est notre regard aujourd’hui sur ceux que nous n’avons pas l’habitude de voir à la paroisse ou à l’église ? Combien de fois nous voyons leurs défauts et non leurs besoins ? Combien de fois nous leur collons une étiquette sur le dos ? Devant combien de Matthieu nous sommes passés sans les regarder, ou en les regardant de travers ? Combien de Matthieu aujourd’hui attendent un regard bienveillant, une main tendue ? Elargir l’espace de sa tente c’est adopter le regard de Jésus sur ceux et celles qui se sont éloignés de l’Eglise. Toute une nouvelle vie peut commencer quand on n’oublie pas que Dieu est proche de ceux qui sont éloignés.
L’interpellation des jeunes
A l’Assemblée Diocésaine du Synode à Curepipe en juin 2022, nous avons entendu l’interpellation des jeunes. Ils ne nous demandaient pas simplement d’organiser des activités pour eux. Nous le faisons déjà pas mal. Ils cherchaient surtout à être écoutés, à participer, à marcher avec nous pour être au service de leurs camarades qui souffrent tout seuls dans leur coin. Donnons-leur un espace sous la tente de l’Eglise ; ils ont soif de rencontrer Jésus, ils ont une contribution à apporter. Jésus a demandé à ses amis, simples pêcheurs au bord du lac, d’élargir l’espace de leur tente et de faire de la place à Matthieu. Aujourd’hui Jésus nous demande de faire de la place pour les jeunes.
Être toujours en chemin
« Elargis l’espace de ta tente » présuppose une situation où les gens n’habitent pas une demeure fixe, mais sont en route. Ils plantent la tente et lèvent la tente à chaque étape. Cela suggère que le Synode en cours ne peut être réduit à un événement ponctuel. Le Synode auquel nous sommes conviés n’est pas un événement mais un voyage. Nous sommes invités à marcher ensemble sur un chemin de discernement spirituel pour trouver les meilleurs moyens pour l’Eglise de collaborer aujourd’hui à l’œuvre de Dieu dans l’histoire. Partager la passion de Jésus pour la fraternité et la justice nous demande de nous mettre en route.
Tous, nous aurons besoin d’être formés à ce discernement pastoral. Nous devrons sans doute veiller à ce que nos lieux de prise de décision dans l’Eglise favorisent le dialogue, encouragent l’interaction et l’écoute. Cela nous demandera de transformer certaines visions verticales de l’Eglise, du ministère presbytéral, du rôle des laïcs en particulier des femmes, pour retrouver la sève fraternelle et missionnaire de l’Evangile.
Déjà en 2013, le Pape François nous interpellait : « La pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner le confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun à être audacieux et créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres communautés[14] ». Rester figé sur le « on a toujours fait comme cela », ce n’est pas prendre au sérieux le monde où nous vivons. Le risque est alors grand de finir par adopter d’anciennes solutions pour de nouveaux problèmes.
Faire synode sans le savoir
Cet appel à adopter un style synodal à tous les niveaux de la vie de l’Eglise ne signifie pas que dans certaines paroisses ou certains groupes, la synodalité n’existe pas déjà. A la manière du Bourgeois Gentilhomme de Molière, il se pourrait qu’il y en ait beaucoup qui déjà « font synode » sans le savoir, sous une forme simple mais authentique. Par exemple, dans une région pastorale, les ZVZ de 4 paroisses voisines se mettent ensemble pour voir comment ils peuvent redonner vie à leur mouvement et organiser de nouvelles sessions d’évangélisation pour les nombreux hommes qui sont encore loin. Ou c’est un groupe de personnes éprouvées par des décès dans leur famille qui suivent une formation « Deuil et Guérison ». Quelque temps après, elles se regroupent et ensemble, mettent sur pied des temps et des lieux d’écoute pour soulager d’autres personnes endeuillées, comme elles-mêmes ont été soulagées.
Ou encore des jeunes de deux paroisses voisines ont tellement bénéficié du parcours Alpha Jeunes qu’ils prennent eux-mêmes l’initiative de contacter les responsables pour en organiser un autre pour leurs amis pendant le carême.
Ces différentes personnes, adultes ou jeunes, ont eu un « réflexe synodal » et une pratique synodale. Après avoir vécu un temps fort, ils discernent ensemble et décident d’entreprendre une initiative missionnaire où chacun apporte sa participation.
Au fond, la synodalité n’est pas une méthode compliquée qu’on apprend dans des livres mais un art de vivre ensemble la mission que le Christ nous confie ; une manière simple d’avancer pas à pas dans l’espérance. Dans le désert il faut des personnes de foi qui, par l’exemple de leur vie, montrent le chemin vers la Terre Promise, et ainsi tiennent en éveil l’espérance[15].
Elargir son horizon
Par « Elargis l’espace de ta tente » on peut aussi entendre « élargis ton horizon ». Ecoute la souffrance du peuple mauricien, le désarroi de ceux qui n’ont pas de maison, ou ceux dont la maison qu’ils venaient d’occuper a été inondée ou détruite. Ecoute la détresse des jeunes qui passent 9 années à l’école sans avoir un seul certificat, et donc sans pouvoir être employés ni être formés pour un métier. Ecoute le cri des parents dont les enfants sont pris dans l’engrenage infernal de la drogue. Prends conscience des grands défis de la société mauricienne, de la détérioration de la démocratie, de l’affaiblissement des institutions. Ouvre ton cœur, laisse-toi toucher. Va à la rencontre de Mauriciens qui sont préoccupés par l’avenir du pays, qui cherchent à relever ces défis, qui s’engagent. Ces Mauriciens viennent de tout milieu social, de toutes communautés, de toutes religions. Elargis l’espace de ta tente, rencontre-les, écoute comment ils voient les choses, cherche comment apporter ensemble ne serait-ce qu’une petite contribution.
Souvent nous sommes tellement écrasés par ces nombreux défis que nous rêvons d’un messie qui pourrait tout résoudre rapidement pour nous. Ce rêve est une illusion. Comme dit le proverbe africain, « Si tu veux aller vite, marche seul ; si tu veux aller loin marche avec d’autres ».
C’est le marcher ensemble qui maintient vivante la flamme de l’espérance.
Conclusion
Chers frères et sœurs, reconnaissons que nous avons besoin les uns des autres. Ouvrons l’espace de notre tente aux jeunes et à tous ceux et celles qui ont à cœur le bien commun de notre pays. Ouvrons nos cœurs à l’espérance. « Cherchons ensemble le Royaume de Dieu et sa justice » avec l’assurance que « tout le reste vous sera donné par surcroît »[16]. Et surtout, ouvrons nos cœurs à une véritable fraternité humaine. Quand cette fraternité ne reste pas un slogan mais se met en route concrètement, même dans de très modestes initiatives, elle fait jaillir l’espérance.
L’espérance a beau être la plus petite de toutes les vertus, c’est la plus forte. Elle est tenace, patiente. L’espérance ne nous déçoit pas.
En ces temps difficiles, ne nous laissons pas voler la joie de l’espérance[17]. Marchons ensemble.
+ Cardinal Maurice E. Piat
Evêque de Port-Louis
[1] Concile Vatican II, Gaudium Et Spes 31
[2] Lc 5, 1-11
[3] Jn 1. 35-39
[4] Jn 2, 1-11
[5] Jn 9, 1-6
[6] Lc 24
[7] Jn 4
[8] Mc 16
[9] Pape François aux catéchistes à l’occasion de l’Année de la Foi et du Congrès International des Catéchistes, septembre 2013.
[10] Christus Vivit 201
[11] Is 54, 2
[12] Is 49, 15-16
[13] Mt 9, 9-14
[14] Evangelii Gaudium No 33
[15] Evangelii Gaudium 86
[16] Mt 6, 33
[17] Evangelii Gaudium 86
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